Dans ce cours nous parlons du rapport a l'habitude dans la Torah.
Cours sur soukoth et la genèse
Ou bien, « comment le rite de la religion peut aider l’homme comprendre le but de vie »
1- Introduction
Dans le cours sur Roch Hachana nous avions distingué deux orientations de la morale juive. La première est décrite dans le livre de la genèse, dans ce livre il n’est jamais question de rituel religieux, par contre, les patriarches doivent donner un sens à l’histoire et un sens à leur vie. Ils doivent réaliser le potentiel qu’ils sentent en eux. La genèse semble montrer que chaque homme a un but à réaliser dans sa vie, une mission ou une destiné unique. Avram ne ressemble pas à Isaac, Isaac ne ressemble pas à Jacob et Jacob ne ressemble pas à Josef. Selon le midrash, ils ont le même visage le même mazal, mais ils créent leur rapport à l’histoire d’une manière différente.
La deuxième orientation morale que l’on trouve dans le judaïsme semble être en rupture avec la première. Dans l’exode, et le lévitique, il n’est plus question d’accomplissement de soi, il n’est question que de rituel religieux. Dans ces deux livres la torah ne fait qu’énumérer des lois rituelles. C’est cette partie de la torah qui a toujours posé problème aux philosophes, Rousseau disait à son propos que l’on n’avait plus à faire à des hommes mais à un peuple. Nietzche et Spinoza sont de grands admirateurs de la genèse, mais ils exècrent les livres suivants, c’est pour cette raison que Spinoza (et avec lui tout le judaïsme reformé) pense que ces livres sont des adjonctions tardives ajoutées par les derniers rois pour créer une unité dans le peuple et le culpabiliser pour mieux le gouverner. (A cette époque, les juifs auraient avalé cette fable toute crue, vu qu’ils ont toujours été de fieffés imbéciles).
Certains autres juifs, aux contraire, pensent que la deuxième partie de la torah est la seule à être fondamentale, la première étant simplement une introduction, une sorte de préhistoire du judaïsme, une morale caduc, qui n’est plus essentielle après la révélation du Sinaï. Pour eux, un bon juif doit simplement pratiquer le rituel religieux sans se poser plus de question. L’homme doit disparaitre devant le peuple.
Pour ma part, je pense qu’il faut trouver une articulation entre les deux orientations de la torah, qu’il y a un lien entre le rituel religieux et l’accomplissement de soi.
2- Tohu bohu
Au début de la genèse le verset dit « or la terre était tohu et bohu ». Le talmud dans le traité de Haguigah 12b explique que « le tohu était un cercle vert qui entoure tout l’univers d’où émane l’obscurité, alors que le bohu sont des pierres humides desquelles est sortie l’eau ». Le talmud touche à une dialectique reprise dans le Zohar, expliquant qu’il y a dans l’univers deux forces fondamentales, une force circulaire féminine, et une force linéaire masculine.
Ces deux forces se retrouvent dans la morale de la torah, il y a une énergie linéaire exprimée par la construction de soi dans la volonté de donner un sens à l’histoire en générale et à son histoire personnelle en lui donnant une certaine linéarité. Et il y a l’énergie circulaire du rituel de l’habitude religieuse qui donne une dimension cyclique à la vie de l’homme.
Dans le rapport à l’éternité on retrouve dans la torah ces deux modalités. La bible peut envisager l’éternité comme la révolution infinie d’un cercle. C’est la vision de Kohelet « ce qui est, est ce qui sera », l’éternité est décrite dans l’ecclésiaste comme la répétition infinie d’un cycle. L’homme peut avoir accès à cette éternité en engendrant des enfants, et en élevant une famille, en accomplissant religieusement le rituel des fêtes qui rythment le cycle infini des saisons. C’est le rapport féminin à l’éternité.
L’éternité est aussi envisagée par la torah dans une modalité masculine. Dans la torah l’homme atteint aussi l’éternité dans un dépassement linéaire de lui même en cherchant à transcender l’humain et la nature, cette modalité du rapport à D atteint son apothéose dans le ligotage d’Isaac.
Le ligotage d’Isaac est dans la spiritualité l’acte viril par excellence, par ce qu’il est l’accomplissement d’une violence contre soi dans le but d’accomplir une destinée qui dépasse l’humain. Le contre ordre de l’ange empêchant Abraham de tuer Isaac n’est pas le renoncement à la violence, c’est au contraire une violence supplémentaire qu’Abraham doit s’infliger à lui-même.
Le model moral que la torah recherche est l’articulation du féminin et du masculin, du linéaire et du circulaire. La torah ne pense pas que le féminin et le masculin doivent luter l’un contre l’autre, elle pense qu’ils doivent s’articuler l’un sur l’autre, le cercle et la ligne doivent se conjuguer pour donner la forme parfaite qui est celle du serpent.
3- Espace courbe, espace discret
Comme le dit le talmud, cité plus haut, le but du cercle est de créer un espace. Le cycle et l’habitude permettent à l’homme de créer un espace vital. Sans habitude et sans cycle répétitif l’univers est inhabitable pour l’homme et ceci pour deux raisons. La première étant que sans l’habitude l’homme est terrorisé par la réalité crue et absurde de l’espace physique. L’habitude est l’anxiolytique permettant à l’homme de survivre dans un espace, qui, sans elle, lui paraitrait toujours absurde et étrange.
Lorsque l’on arrête de regarder les objets qui nous entourent avec le regard de l’habitude, ils deviennent tout de suite effrayants. Un verre est un verre uniquement, par ce que nous avons pris l’habitude de le regarder comme un verre, mais si on le regarde en faisant abstraction du sens pratique que nous avons l’habitude de lui donner il devient tout de suite étrange et inquiétant. L’habitude et l’ordinaire permettent à l’homme de créer une distance avec la réalité de l’espace qui l’entoure. Et c’est grâce à cette distance prise avec le réel qu’il est capable de vivre dans le monde.
L’homme est aussi habité par une deuxième angoisse qu’il doit calmer, c’est la conscience de l’éternité de l’univers et, son corolaire, la conscience de sa propre finitude. Sans le cycle de l’ordinaire, l’homme vivrait sa vie comme un chemin linéaire le menant tout droit à sa mort. Pour se sentir éternel l’homme a besoin de créer un ordinaire cyclique qui lui donne l’impression de renaitre à chaque fois que le cycle revient au point zéro. Le cycle met à distance la conscience de l’écoulement du temps.
La courbe cyclique du tohu est une déconnection d’avec le réel, c’est pour cette raison que le talmud explique que c’est du bohu que découle l’obscurité. L’homme a besoin de cette obscurité pour habiter le monde.
Le schizophrène est l’homme du « tohu » celui à qui il manque le « bohu », la linéarité. Le schizophrène est enfermé dans le cycle féminin du bohu et il est complètement déconnecté du monde réel.
Le paranoïaque est celui à qui il manque le « tohu », il est incapable de créer la juste distance avec le réel, il interprète tous les événements du quotidien d’une manière linéaire pour leur donner un sens autonome, alors qu’il faudrait normalement intégrer ces événement dans le cycle aléatoire du hasard.
La routine du quotidien peut être vécue comme un enfermement angoissant ou au contraire comme un réconfort rassurant. Car le but de l’habitude est de créer une juste distance avec le réel. La routine devient angoissante lorsqu’elle est tellement répétitive et effrénée qu’elle empêche l’homme de ressentir quoi que ce soit de la réalité du présent, par contre l’habitude rassure lorsqu’elle laisse assez de vide pour permettre, de manière épisodique, de gouter à l’immédiateté du réel et à l’écoulement linéaire du temps. Le quotidien doit être discret.
Le rituel religieux permet à l’homme d’aménager son espace vital, il introduit la conscience de l’éternité et de linéarité dans le cycle de la journée et de l’année. La fête de soukoth est la fête du cycle par excellence, elle est la seule à être appelée « hag l’ashem » ce qui peut être traduit « un cercle pour D » (le mot hag en hébreux veut dire fête, mais il signifie aussi cercle et cycle). Les ashkenazim lisent l’ecclésiaste, le livre du cycle eternel, lors de cette fête.
Les quatre espèces et la soucah doivent nous aider à renouveler le regard que nous portons sur les objets du quotidien. Il faut « sortir de la maison habituelle pour habiter dans la maison inhabituelle » (talmud soucah 2b). La soucah doit être construite avec les débris restants de la récolte passée, des objets ordinaires que l’on doit transformer en objet extraordinaires.
4- Le signe de la courbure
Dans les cours précédents nous avions montré qu’à Roch Hachana l’homme est jugé sur le sens qu’il donne à sa vie. Alors qu’à Yom kippour l’homme est juge sur le degré de sa fidélité aux commandements rituel, on m’a demandé de définir la nature du lien existant entre ces deux jugements, en quoi la fidélité aux préceptes de la torah pouvait-elle être liée à l’accomplissement du but de sa vie.
Dans le cours sur Roch Hachana j’avais donné une réponse, mais cette réponse a été jugée insuffisante par certains élèves. Ils ont raison, j’avais donné cette réponse uniquement par facilité, par ce que je ne voulais pas exposer la réponse que je pense véridique, car elle peut paraitre étonnante et irrationnelle aux lecteurs. Mais puis qu’on me la demande la voilà.
Il est évident que Napoléon Bonaparte était un stratège, c'est-à-dire un planificateur. Il semble être l’exemple par excellence de celui qui a donné un sens linéaire et viril à sa vie et à l’histoire. A 20 ans il avait un plan de carrière, il a ensuite mis son plan à exécution, il a même dit, à la fin de sa vie, qu’il n’avait rien appris de nouveau sur les champs de bataille, c'est-à-dire qu’il n’a jamais eu à revoir sa stratégie de départ.
Mais Napoléon n’a pu être Napoléon que par ce qu’avant lui il y avait eu la révolution française et le directoire. Si Napoléon avait été caporal sous Louis XIV, il y a de grande chance qu’il soit resté caporal toute sa vie.
Tout cela pour dire, que même un homme de génie et de volonté ne peut réussir à donner un sens à sa vie, que si ce sens est en adéquation avec la situation ambiante. Plus un homme est capable de comprendre son environnement, plus il est capable de choisir et d’accomplir avec discernement le but qu’il veut obtenir.
Si l’on analyse avec plus de profondeur l’exemple de Napoléon, on se rend bien compte que son génie consistait principalement à prévoir à l’avance la réaction de ses opposants politique ou militaire. Le grand homme ce n’est pas celui qui sait planifier sa propre destinée, c’est celui qui sait prévoir la réaction des autres.
Dans la genèse, Abraham ne sait pas où il va, mais il prévoit toujours avec raison la réaction des autres. Lorsqu’il va aller en Égypte il prévoit que pharaon va tomber amoureux de Sarah, il prévoit que Loth ne dira rien, il prévoit que les cinq rois vont s’enfuir devant ses trois cents esclaves sans livrer bataille. Contrairement à Napoléon, Abraham n’a pas de plan précis, mais comme lui, il est capable d’anticiper les réactions des autres.
Abraham comme Napoléon comprend l’esprit de l’époque dans laquelle il évolue. Abraham est droit par ce qu’il comprend le cercle qui l’entoure. Pour être capable de donner un sens à sa vie et de le réaliser il faut être capable d’anticiper les réactions de son entourage et l’esprit de son époque. Il faut que le but que l’on se donne réponde à un manque pré existant et inconscient d’une société donnée.
Cette compréhension de l’esprit d’une époque, ou la prévision des réactions de l’autre ne peut être qu’intuitive, elle ne peut pas être déductive. Logiquement, la réaction d’un homme est imprévisible, comme dit la Mishna « l’homme ne peut pas avoir confiance en lui-même jusqu’au jour de sa mort » or si l’homme est incapable de prévoir son propre comportement, il est évident qu’il ne peut pas prévoir celui des autres.
Mais, intuitivement l’homme peut prévoir l’esprit d’une époque, l’esprit d’un moment, l’esprit de l’autre à un point donné dans le temps. Cette intuition n’est pas innée chez tout le monde, mais elle peut s’acquérir à travers l’observance du rituel religieux. (Cette intuition est ce que les naïfs appellent « l’esprit saint » ou « le rouah hakodech »)
L’observance du rituel religieux donne à l’homme l’intuition de l’esprit du temps. Lorsqu’un homme observe la fête de Soucoth il prend conscience de l’esprit de l’automne, en faisant la prière du matin et du soir il capture d’une certaine manière l’esprit de ces moments de la journée. Il acquiert de manière plus sensible une intuition de son entourage, il peut donc comme Napoléon mettre en adéquation le but qu’il s’est donné avec la réalité historique dans laquelle il évolue.
C’est pour cette raison que l’on peut dire qu’un homme ne peut arriver à accomplir le but de sa vie que si il observe les lois du rituel religieux, car, ne serait ce que pour choisir le but qu’il veut se donner, l’homme a besoin d’accéder à une connaissance intuitive du cycle des mouvements historiques.
ความคิดเห็น