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  • Writer's pictureRav Uriel Aviges

La loi juive et la pandémie de Covid-19

Propos recueillis par Alexandre Nemni pour https://www.leclaireur.org


Rav Aviges, la crise sanitaire a suscité de nombreuses questions halakhiques qui semblent inédites. Comment font les rabbins pour indiquer la position de la loi juive (halakha) sur des sujets nouveaux ?

C’est une question très générale. Évidemment, pour indiquer la position de la loi juive sur des problèmes nouveaux, on se base sur les textes anciens qui font jurisprudence. Parfois, il faut aussi les interpréter, c’est ce qui donne lieu aux discussions halakhiques. En ce qui concerne la Covid, je n’ai pas entendu parler de problèmes absolument nouveaux qui nécessitaient une interprétation ou une réinterpretation quelconque de la halakha. Les épidémies étaient très fréquentes dans l’Antiquité et au Moyen Âge et la littérature rabbinique est donc très riche en ce qui concerne ce genre de questions. La seule nouveauté de cette épidémie, c’est qu’elle frappe plus les personnes âgées que les enfants, c’est une première historique si on s’en tient aux sources rabbiniques.

Au tout début de la crise sanitaire, quand les États ont commencé à parler de confinement, certaines célébrations de Pourim ou des offices religieux ont été maintenus. Personne ne pouvant prédire l’avenir ou estimer avec justesse la gravité d’une situation, comment savoir ce qu’il convient de faire ? Ne dit-on pas dans le Talmud qu’on ne peut jamais subir de dommages en allant accomplir un devoir religieux (ch’lou’hé mitsvot éinan nizoukin) ?

À mon avis, c’est rabbi ‘Haïm Luzzatto qui a le mieux parlé de cela dans le chapitre IX du Chemins des justes (ce livre existe en français et je conseille à tous la lecture de ce chapitre, qui reste malgré tout difficile à résumer). La pensée générale qui se dégage de ce chapitre, en le trahissant le moins possible, repose sur deux idées-forces : la première, c’est qu’il y a une différence entre un danger avéré et un danger supposé. Si, statistiquement parlant, on sait que telle ou telle chose arrive à tel ou tel endroit, alors, on doit s’en protéger et on ne peut pas se dire que « ceux qui sont envoyés accomplir des mitsvot ne sont pas victimes de dommages », ou que « Dieu protège les naïfs ». En revanche, tant qu’il n’est pas certain qu’il y a un danger, on n’est pas obligé – on peut même dire que c’est déconseillé – de faire des recherches poussées pour savoir si une situation est potentiellement dangereuse ou pas. Il en va de même avec la santé, il faut faire attention aux problèmes de santé avérés mais il n’y a pas lieu d’investiguer de manière préventive pour savoir si l’on pourrait être porteur de telle ou telle maladie sans le savoir. Sur ce point, la halakha et la pensée juive ne suivent pas vraiment la médecine moderne qui est de plus en plus préventive. (J’ai fait un cours complet à ce sujet qui se trouve sur le lien suivant : https://www.chiouraviges.com/p...)

L’autre idée-force qui se trouve dans ce chapitre, c’est « la norme du bon sens ». Pour rabbi ‘Haïm Luzzatto, le bon sens est un don divin octroyé à l’homme pour préserver sa vie et il faut donc le suivre. Les standards de sécurité peuvent varier suivant les pays tout comme l’avis des médecins locaux. Selon la halakha, il faut suivre la pensée commune des médecins de son pays ou de sa ville. Le médecin n’est pas un devin qui peut donner un avis certain et indiscutable sur un problème de santé ; cependant, puisqu’il connaît la situation de sa localité et de sa communauté, son bon sens va instinctivement lui dicter la pensée normative qu’un être humain moyen adopterait dans cette situation. C’est cet avis qu’il faut suivre, qu’il se révèle bon ou mauvais a posteriori. Selon la halakha, la durée de vie d’un homme est décidée par Dieu mais chacun est cependant tenu de faire le plus attention possible à sa santé et à sa vie. Il accomplit cette mitsva en suivant l’avis du médecin local. Les résultats de la stratégie mise en œuvre par les médecins dépendent de Dieu et plus des hommes. On ne peut donc pas juger un médecin sur les résultats de ses traitements (décidés selon ses connaissances et son expérience clinique). On peut évaluer la qualité du traitement mais pas celle du médecin qui a fait son devoir en son âme et conscience.

Par ailleurs, selon la halakha, tant que le pourcentage de danger de mort est inférieur à 10 % et que ce danger n’est pas flagrant dans une situation donnée, il n’est pas formellement interdit de décider de ne pas suivre les consignes des médecins et de placer toute sa confiance en Dieu (Responsa Binyan tsion §137).

Les contraintes sanitaires ont empêché les familles de se réunir pour le seder de Pessa’h. De nombreux rabbins ont autorisé le recours à Internet pour se « réunir » par écran interposé. Sur quelle base cela a-t-il été autorisé ? Les rabbins n’ont-ils pas eu peur que l’exception fasse jurisprudence ?

J’aurais du mal à défendre un avis que je ne partage pas : je ne pense pas que l’on puisse permettre de faire le seder sur Zoom durant Yom tov (jour de fête). Cependant, il n’est pas du tout certain qu’il soit interdit d’utiliser l’électricité durant Yom tov, car cela n’équivaut pas à créer une flamme. C’est plutôt comparable au fait d’allumer un feu à partir d’un feu déjà existant, ce qui est autorisé durant les jours de fête.

Beaucoup de décisionnaires, avant la Seconde Guerre, permettaient d’utiliser l’électricité le Yom tov. Cependant, maintenant que le minhag Israël (coutume généralisée) a été adopté, l’interdit d’utiliser l’électricité Yom tov – même si les preuves textuelles n’existent pas vraiment – s’impose et on ne peut pas permettre de transgresser cet usage, sauf en cas de force majeure. Sinon, toute la halakha va devenir un simple jeu. Personnellement, j’ai interdit formellement le recours aux écrans durant le seder, mais j’ai dit aux gens que s’ils voulaient eux-mêmes prendre la responsabilité de le faire, peut-être qu’ils ne commettaient pas de faute religieuse, puisque dans le fond il est peut-être permis d’utiliser l’électricité Yom tov. Il y a la « halakha officielle » et il y a la halakha que « l’on n’enseigne pas en public. » (Voir Talmud de Babylone, traité Betsa, p.28b.) Officiellement, la halakha doit rester claire et immuable et elle interdit d’utiliser Skype ou Zoom durant Yom tov, même pour une mitsva. Si quelqu’un veut le faire de son propre chef, en privé avec sa famille, parce qu’il a de la peine pour ses parents, c’est une autre histoire, c’est sa décision personnelle, il doit le faire en privé.

Toujours à propos de Pessa’h, les rabbins semblent avoir été plus souples dans les consignes concernant la « cashérisation » de la vaisselle, le stockage du ‘hamets, etc. Qu’en est-il ?

Les rabbins n’ont pas été plus souples pour Pessa’h. Ils ont demandé à tout le monde de respecter les interdits traditionnels ; cependant pour ce qui était des règles qui découlent de la seule coutume, comme la plupart de celles que vous évoquez dans votre question, les rabbins ont en effet été plus souples car les coutumes n’ont été acceptées originellement par les communautés qu’à la condition qu’il soit facile de les appliquer. Lorsqu’un minhag (usage) devient difficile à suivre à cause de conditions exceptionnelles, il y a un principe halakhique qui dit que « dans ces conditions les membres de la communauté n’avaient jamais accepté cette coutume ». Et donc, de manière exceptionnelle, le minhag « saute » (‘Hayé Adam klal 124).

Les personnes pieuses ne prient pas seules mais en minyan (quorum de dix adultes). Pour respecter la “distanciation sociale”, on a parlé (surtout en Israël) de

minyan constitué de personnes situées sur des terrasses différentes ou des balcons distants. Ou encore de minyanvia une webcam. Qu’en dit la halakha ?

Pour le minyan, l’avis du Choulh’an Aroukh (code de lois) n’est pas très clair. D’un côté (§55,14), il semble que tant que les personnes peuvent se voir de face, même si chacune ne peut pas voir toutes les autres, tant qu’il y a un contact visuel facial entre les fidèles, ces derniers peuvent compter comme un minyan pour la prière collective (téfila betsibour), la lecture de la Tora et le kaddish. Et ce, même s’ils sont séparés par des cloisons ou des murs, qu’ils sont dans différentes salles ou sur différents balcons. Cependant, dans le même passage (§ 55,13) le Choul’han Aroukh semble dire qu’il faut que les dix personnes soient dans la même salle et que si une chose les sépare, ils ne peuvent pas constituer un minyan. Il est certain que dans une situation optimale il est donc préférable d’avoir un minyan dans la même salle, sans séparation entre les gens. Mais lorsque ce n’est pas possible autrement, on peut se baser sur l’avis mentionné dans l’alinéa 14 (qui est l’avis du Rashbah et du Péri ‘hadach), c’est ce que dit le Michna Bérura § 55,52). Quoi qu’il en soit, d’après tous les avis, s’il y a dix personnes dans une même salle, ceux qui peuvent les voir sont considérés comme faisant partie du minyan, même s’ils ne sont pas, eux, dans la même salle.

La webcam ne peut pas constituer un minyan, il faut une présence physique des gens.

La vie conjugale des couples pratiquants implique que l’épouse aille chaque mois au mikvé (bain rituel), sans quoi la vie intime n’est pas autorisée. Or les mikvés ont été fermés par les autorités pour des raisons sanitaires. Comment se comporter ?

Vous pardonnerez ma réponse très « technique » : si une femme est allée au mikvé et qu’elle n’a pas encore eu ses règles, elle peut installer un tube dans son vagin tout le temps de l’écoulement, de telle manière à ce que le sang des règles ne touche jamais les parois vaginales. Selon la halakha, le sang des règles ne rend « impure » que s’il a touché ces parois. C’était ce qui se faisait en Russie lorsque les mikvés étaient interdits par la loi. Mais on peut utiliser cette méthode uniquement si on a posé le tube avant le début du premier écoulement. S’il a déjà eu lieu, il est trop tard on ne peut rien faire, à part aller au mikvé ou à la mer (avec ou sans maillot). Concrètement, ce genre de questions doit être posé localement à son rabbin.

L’épidémie a été meurtrière. Dans certains pays (la Roumanie par exemple), l’État exigeait un enterrement immédiat ou une incinération du corps (encore contagieux après le décès). Il fallait donc parfois choisir entre un enterrement durant le chabbat ou l’incinération, deux choses interdites par la halakha. Quelle était la conduite à tenir ?

Ce n’est pas une question facile mais il faut procéder à l’enterrement durant le chabbat. Voici les grandes lignes du raisonnement halakhique : il semble que c’est pour se conformer aux lois du gouvernement que les personnes (non juives) en charge s’apprêtent soit à procéder à une incinération, soit à enterrer le jour même. Donc, lorsque l’on choisit l’enterrement, on ne leur demande pas explicitement de transgresser le chabbat (elles le feront pour obéir à la loi et non à la demande d’un Juif). De plus, puisque selon la halakha, faire un feu ou creuser un trou correspondent à une même catégorie d’interdits, on peut dire que l’on ne demande pas au non-Juif de transgresser le chabbat mais qu’on lui indique juste la manière d’enterrer selon la loi juive. C’est comme si les pompiers viennent éteindre un incendie durant le chabbat : on ne peut pas les aider directement mais on peut les guider pour leur dire où est l’eau, etc.

Dans le cas où les services funéraires peuvent incinérer avant chabbat ou enterrer uniquement le chabbat : a priori, il est plus difficile de permettre l’enterrement le chabbat, cependant, on pourrait le permettre en se basant sur le Eliah rabah §311, rapporté par le Michna Bérura §12, qui autorise de demander à un non-Juif de transgresser un interdit de la Tora pour préserver l’honneur d’un cadavre Mais c’est loin d’être évident (c’est même plutôt le contraire qui semble évident).

On pourrait cependant également permettre l’enterrement le chabbat dans ce deuxième cas, en décomposant la situation en deux temps, le premier, le vendredi, où l’on dirait que l’on ne peut pas permettre aux non-Juifs d’incinérer le corps avant le chabbat, puisque c’est interdit par la halakha d’incinérer le corps d’un juif, ensuite, le lendemain (chabbat), dans un deuxième temps, on se retrouverait dans le cas de figure précédent où les non-Juifs transgressent le chabbat de leur propre chef, soit en incinérant soit en enterrant, ce qui permet de surmonter l’interdit de demander à un non-Juif de transgresser en notre faveur le chabbat pour enterrer un Juif. Tout ceci permettrait donc l’enterrement, même le chabbat. Je suis curieux de savoir ce qu’ont dit les autres rabbins à ce sujet ; c’est une question compliquée à laquelle on ne peut répondre que si on connaît tous les détails de la procédure locale.

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