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  • Writer's pictureRav Uriel Aviges

Chavouot 5772

Le don de la torah

A l’instant même où les juifs ont reçu la torah, ils ont fait le veau d’or. Pour le Maharal de Prague, la faute du veau d’or ne pouvait avoir lieu qu’au moment du don de la torah. Car avant le don de la torah, il était impossible pour les juifs d’enfreindre la torah, et après le don de la torah, il est évident que la torah elle-même aurait protégé les juifs en les empêchant de fauter. La faute du veau d’or ne pouvait advenir qu’au moment où la torah était donnée. Lorsqu’une partie des tables étaient encore dans la main de D, alors que l’autre partie était déjà dans les mains de Moshé.

Pour expliquer la faute du veau d’or, le talmud (Chabath 89a) a recours à un midrash de rabbi Yehoshuah fils de Levi. Ce midrash est cité par Rashi, dans son commentaire sur le verset 1 du chapitre 32 de l’Exode : « Lorsque Moshé était monté sur la montagne, il leur avait annoncé : « Je serai de retour après quarante jours, dans les six premières heures. » Mais ils croyaient, eux, que le jour de son ascension faisait partie du décompte. Or, il avait parlé, lui, de jours complets, à savoir quarante jours avec les nuits qui les précédaient. La nuit qui a précédé le jour où il est monté, à savoir le 7 Sivan, n’en faisait pas partie, de sorte que le quarantième tombait le 17 Tamouz. Le 16 est venu le Satan qui a jeté la confusion dans le monde. Il lui a donné l’apparence de ténèbres, d’obscurité, de brume et de désordre, de sorte qu’ils se sont dit : «Moshé est sûrement mort, pour que le monde soit ainsi déréglé ! » Il leur a alors annoncé : «Moshé est mort, puisque six heures se sont écoulées et qu’il n’est pas arrivé… ». C’est ce que nous enseigne le traité Chabath (89a). Et il n’est pas possible de soutenir que leur erreur ne serait provenue que d’une confusion due à la présence de nuages, qui les aurait empêchés de faire la distinction entre le matin et l’après-midi. Moshé n’est redescendu, en effet, que le lendemain, comme il est écrit : « Ils se levèrent de bon matin à partir du lendemain, ils élevèrent des holocaustes… »(Verset 6).

Ce midrash pose problème, car il n’explique pas pourquoi Moshé a rendu publique la date de son retour. A aucun moment D ne dit à Moshé qu’il ne va rester que quarante jours dans la montagne, jamais D ne dit à Moshé d’annoncer cette limite aux enfants d’Israël. Lorsque l’on regarde le texte de près, il apparait même que Moshé aurait du rester bien plus longtemps sur la montagne, puisque D dit à Moshé le 41ème

jour « Alors l'Éternel dit à Moïse: "Va, descends! Car on a perverti ton peuple que tu as tiré du pays d'Égypte! ». Or, on peut déduire de ce verset, que si les juifs n’avaient pas fauté, Moshé serait resté plus longtemps sur la montagne.

Cette question est plus évidente si on compare cet épisode avec celui de la plaie des premiers nés. A cette occasion D dit à Moshé d’annoncer explicitement à Pharaon que les premiers nés seraient frappés au milieu de la nuit exactement. Pourtant, Moshé dit à Pharaon que les premiers nés vont être frappés approximativement, vers le milieu de la nuit. Moshé avait peur que pharaon se trompe sur le moment exacte du milieu de la nuit. Comme Rashi le dit « Et il n’a pas dit : ba‘hatsoth (« au milieu »), [contrairement à ce que Hachem lui avait ordonné], car il a craint que les astrologues de Pharaon, à la suite d’une erreur qu’ils auraient pu commettre, en viennent à dire : «Moshé est un menteur ! ». Moshé a déformé l’ordre divin par ce qu’il craignait l’erreur de Pharaon. Alors, pourquoi Moshé a-t-il annoncé, de son propre chef, une date très précise pour son retour, bien qu’il sache que les juifs pouvaient se tromper et qu’il pouvait lui-même se tromper ? Dans la même veine, la torah interdit de calculer l’échéance exacte de la venue du messie, (talmud Sanhédrin 97b) car en cas d’erreur, la chute du peuple peut être vertigineuse, alors pourquoi Moshé a-t-il voulu communiquer la date précise de son retour ?

On peut proposer la réponse suivante. Moshé était obligé d’annoncer le moment où le don de la torah prenait fin. En effet, il était nécessaire que le don de la torah ait une limite dans le temps comme il avait une limite dans l’espace. La torah décrit longuement comment chaque catégorie de juif avait un endroit précis et désigné pour assister au don de la torah. Aucun juif ne pouvait se rapprocher de la montagne au-delà d’une certaine limite. Aussi, la révélation de D était limitée à un endroit précis : le mont Sinaï. De même la révélation ne pouvait pas durer plus qu’un certain temps. Moshé avait décidé que la période de la révélation ne pouvait pas durer plus que 40 jours. Lorsque Moshé est revenu après 40 jours, ce retour ne faisait plus partie du don de la torah à part entière. Moshe savait qu’en donnant une date précise à son retour il ouvrait une brèche au Satan (les prophètes n’ont pas communiqué la date exacte de la venue du messie pour nous éviter une situation similaire lors de sa venue), mais Moshé était obligé d’ouvrir cette brèche sur le mont Sinaï, car, si le don de la torah n’était pas limité avec précision, alors ce n’était pas le don de la torah.

L’essence même de la torah c’est de poser des limites, pour la torah, toute chose doit avoir un début et une fin, ainsi la révélation sinaïque elle-même devait avoir un début et une fin annoncée. Ceci dit, il reste à comprendre pourquoi la révélation sinaïque devait avoir une limite ? Le message de la torah n’est il pas infini ?

Lorsque les juifs ont reçu la torah ils ont dit « nous ferons et nous écouterons. » l’écoute est la sensation la plus mise à contribution lors du don de la torah. Ceci est apparent dans un autre passage de la torah, lorsqu’un esclave décide de rester chez son maitre jusqu’au jubilé, alors il faut lui poinçonner l’oreille. Le verset dit « si l'esclave dit: "J'aime mon maître, ma femme et mes enfants, je ne veux pas être affranchi", 6 son maître l'amènera par-devant le tribunal, on le placera près d'une porte ou d'un poteau; et son maître lui percera l'oreille avec un poinçon et il le servira indéfiniment. » (Exode 21-5). Et Rashi commente en citant le talmud : « Et pourquoi poinçonne-t-on l’oreille et non une autre partie du corps ? Rabi Yohanan ben Zakaï a enseigné : Cette même oreille a entendu au mont Sinaï : « Tu ne voleras pas ». Et pourtant il est allé voler. Qu’elle soit donc poinçonnée ! Et s’il s’est vendu lui-même, cette oreille a entendu au mont Sinaï : « Car c’est à moi que les fils d’Israël sont des serviteurs » (Vayikra 25, 55). Et pourtant il est allé se donner un autre maître. Qu’elle soit donc poinçonnée ! (Qiddouchin 22b). Rabi Chimon interprétait ce verset de manière allégorique : En quoi la porte et le poteau sont-ils différents des autres parties de la maison ? Le Saint béni soit-Il a dit : « La porte et le poteau ont été témoins en Égypte lorsque je suis passé au-dessus du linteau et des deux poteaux et que j’ai dit : “Car c’est à moi que les fils d’Israël sont des serviteurs, ils sont mes serviteurs”, et non les serviteurs de serviteurs. Et pourtant il est allé se donner un autre maître. Qu’elle soit donc poinçonnée devant eux ! » (Mekhilta). »

Il apparait clairement de ce midrash que l’oreille était le membre le plus utilise lors du don de la torah. D’autre part, il apparait clairement que la torah fait un lien entre le linteau de la porte et l’oreille de l’homme. Le Maharal de Prague et le rav Itzhak Hutner expliquent longuement ce lien de la manière suivante.

Le mot « écouter » peut être traduit en hébreux par « comprendre » il a donc un sens double. Pour la torah la compréhension se fait en deux temps, dans un premier temps l’homme écoute ce que l’autre lui dit. A ce moment, l’homme sort de lui-même pour laisser entrer en lui la parole de l’autre, ensuite, dans un deuxième temps, l’homme juge d’une manière critique ce qu’il avait écouté précédemment. Dans cette seconde étape, l’homme rentre en lui-même pour comprendre et juger ce que l’autre a dit. L’oreille permet à l’homme de sortir de soi en faisant rentrer l’autre et elle permet aussi de rentrer en soi-même dans un deuxième temps. L’oreille est la porte qui permet à l’homme d’habiter en lui-même.

L’homme n’est libre que lorsqu’il est capable de faire ce double mouvement, d’entrer et de sortie. D’autre part, plus un homme est conscient qu’il dépend de D, plus il peut être capable de s’ouvrir sur le discours de l’autre et de juger ce discours objectivement. Par contre, plus un homme se croit dépendant d’autres hommes, moins il est capable de s’ouvrir sur discours de l’autre pour le juger objectivement, et moins il est libre. (Celui qui se sent dépendant du discours d’autrui ne peut pas critiquer son discours, car la critique du discours de l’autre le remettrait en cause trop radicalement, et il ne peut pas non plus juger objectivement les discours dont il ne dépend pas).

L’homme libre c’est celui qui est capable de sortir de lui-même et de rentrer en lui-même librement. L’homme libre c’est celui qui peut ouvrir et fermer sa porte.

Lors du don de la torah les juifs devaient avoir ce mouvement double. Dans un premier temps les juifs devaient être capables de sortir d’eux même pour recevoir la torah, mais dans un deuxième temps, il fallait qu’ils puissent revenir en eux même pour la juger et la comprendre. Il fallait que les juifs puissent revenir à eux même pour comprendre comment dans leur situation présente ils pouvaient accomplir la torah. Pour que le deuxième mouvement de fermeture et d’analyse puisse se faire, il fallait que la révélation ait une fin et une limite annoncée.

Après les 40 jours, les juifs auraient du assumer le fait que la révélation sinaïque était terminée, et qu’il était temps pour eux de faire un retour sur eux même pour analyser ce qu’ils pouvaient accomplir de ces dix commandements, par eux même. Au lieu de cela, les juifs ont attendu d’autres miracles et d’autres révélations. Ils ont cherché un remplaçant à Moshé en faisant le veau. Les juifs étaient capables de faire le premier mouvement d’écoute passive, mais ils étaient incapables de faire le deuxième mouvement de compréhension critique.

Le Messilat Yesharim (un livre écrit par le rav Moshé Haïm Luzzato) en se basant sur un passage du talmud, établit les différentes étapes nécessaires à l’homme pour acquérir la prophétie. Certains lecteurs ont été frappés par une contradiction dans ce texte en ce qui concerne le rapport entre les différentes étapes données. Dans certains passages, l’auteur affirme que pour arriver à un certain niveau, il est absolument nécessaire d’avoir au préalable acquis les niveaux inférieurs. Alors que dans d’autres passages, le même auteur semble dire, qu’il n’est pas absolument nécessaire d’avoir acquis un certain niveau pour passer à l’étape suivante.

Cette contradiction peut être résolue si on connait la manière traditionnellement utilisé pour l’étude de ce livre. En effet les étudiants du rav Moshé Haïm Luzzato passaient 40 jours à étudier une des étapes, ensuite, à la fin des 40 jours, ils cherchaient à évaluer ce qu’ils pouvaient accomplir pour l’instant de cette étude. Puis, ils passaient à l’étape suivante pendant 40 jours et ainsi de suite. La torah s’acquiert par étapes, mais on ne peut pas attendre de maitriser parfaitement une étape pour passer à la suivante, car toutes les étapes sont liées entre elles.

Si on doit attendre de comprendre ce qu’est Roch Hachana avant d’arriver à Yom kippour, alors il y a de grandes chances que l’on n’arrive jamais à Yom kippour, mais ce qui est plus grave, c’est que l’on ne comprendra pas non plus ce qu’est Roch Hachana. Car pour comprendre Roch Hachana il faut déjà avoir vécu Yom Kippour, Souccot, Pessah et Chavouot. De même que toutes les fêtes de l’année sont liées entre elles en créant un cycle infini de progrès spirituels, ainsi tous les commandements de la torah sont liés entre eux.

On ne peut les comprendre que dans un ensemble homogène. Cependant, pour comprendre cet ensemble il est nécessaire de séparer chaque commandement pour l’écouter dans l’absolue puis comprendre comment l’appliquer dans sa situation présente, avant de passer au commandement suivant. Il en résulte que la compréhension que nous avons des mitsvoth est toujours incomplète et en progrès constant.

Le sens profond des mitsvoth nous échappe puisqu’il se construit au présent à travers l’histoire et la vie, mais en étudiant la torah et en accomplissant les mitsvoth on peut comprendre quel est le cycle qui organise le développement de l’histoire et de la vie. Croire en D c’est croire au sens de l’histoire et de la vie en cherchant à travers les mitsvoth à réaliser cette fin.

Dans la prière rituelle journalière on peut lire les bénédictions suivantes : « béni sois tu D qui donne au cœur l’intelligence de différencier entre le jour et la nuit », « béni sois tu D qui habille les nus », « béni soit tu D qui délivre les prisonniers», « béni sois tu D qui donne la vue aux aveugles ». Dans toutes ces bénédictions l’homme attribue à D des actions qu’il accomplit lui-même. Tous les matins, c’est l’homme qui ouvre les yeux, c’est l’homme qui différencie entre le jour et la nuit, c’est l’homme qui s’habille, pourtant, dans ces bénédictions l’homme impute ces actions à D.

Quel est le sens de ces bénédictions ? Veut-on dire que D est en nous ? Veut on dire, que lorsqu’on agit c’est D qui agit à travers nous ?

Si c’est le cas, pourquoi ces bénédictions ne sont elles pas écrites à la première personne du singulier ? En effet, si l’homme cherche à identifier une présence divine en lui-même, en lisant ces bénédictions, il devrait plutôt dire « béni sois tu D qui m’a donné l’intelligence de différencier entre le jour et la nuit » ou bien, « béni sois tu D qui me donne la vue ». Alors, qu’au contraire, ces bénédictions sont écrites à la troisième personne du singulier. Toutes ces bénédictions sont écrites comme une reconnaissance impersonnelle de D dans des actions humaines universelles et impersonnelles. Elles ne peuvent donc pas exprimer l’intériorisation de D dans l’individu. Ces bénédictions doivent nous éclairer sur le sens des bénédictions dans le judaïsme en général.

Les bénédictions sont adressées à D, au « tétragramme ». Le tétragramme exprime l’intention et la puissance qui dirige le développement de l’histoire universel. Le monde a un sens et il tend vers une finalité. Le tétragramme est la puissance qui dirige et motorise le monde vers son aboutissement. Lorsque le monde aura atteint le but vers lequel il tend depuis le début de sa création, alors le tétragramme et D ne feront plus qu’un. Tout ce qui advient dans le monde advient par la volonté du tétragramme, tout ce qui se produit dans l’univers est nécessaire à l’avènement de la fin des temps. 

Le déroulement de l’histoire, l’émergence de la conscience et de la vie sur terre, ne sont pas un hasard, elles sont le fruit d’une volonté, cette volonté dirige l’univers vers une finalité inconnue à l’homme.

Par les bénédictions que l’on fait, avant de manger ou avant de faire une mitsvah, on reconnait que l’événement que l’on va vivre a potentiellement un sens et une porté historique universelle. De plus, par la bénédiction nous nous invitons nous même à concrétiser le sens historique de cet événement.

Lorsqu’un homme se réveille le matin et qu’il ouvre les yeux, c’est l’expression de la volonté de D, cette même volonté qui a permit l’émergence de la vie sur terre. La volonté qui a créé le monde continue à agir et à faire évoluer la vie universelle en m’ouvrant les yeux le matin. Si D fait que j’ouvre les yeux, ce n’est pas pour rien, c’est par ce que j’ai personnellement un rôle à jouer dans le développement de l’univers. La bénédiction au tétragramme exprime cette idée double, d’une part je reconnais que l’histoire universelle a un but, et que les événements personnels que je vis font potentiellement partie de l’accomplissement de ce but. Et d’autre part, je m’invite à réaliser ce potentiel en utilisant ces événements de manière constructive à l’accomplissement de la volonté du tétragramme.

En faisant une bénédiction je reconnais que ma vie a un sens universel. En retour j’essaie de prendre une part active dans le sens du développement de l’univers. Si D m’a permis de me réveiller, alors il faut que ma journée ait un sens et qu’elle aide le monde à se développer vers la finalité voulu par D.

C’est le sens de toutes les bénédictions, si D me permet de boire un verre d’eau ce n’est pas un hasard, c’est l’expression de la volonté du tétragramme qui veut que je continue à vivre en vivant cette expérience. En retour, je m’oblige à donner, par mes actions, un rôle positif à cette expérience pour l’univers. En bénissant D de nous avoir fait nous réveiller, nous nous engageons à faire quelque chose de positif avec mos journées. Nous ne nous réveillons pas pour manger ou pour gagner de l’argent, nous nous réveillons pour faire advenir la finalité ultime de l’univers. Le développement historique de l’existence universelle a un sens et ce sens est exprimé par le tétragramme. La traduction littérale du tétragramme étant « celui qui existe et qui existera ». Par la bénédiction l’homme reconnait ce sens et il s’engage à s’associer à l’avènement de son aboutissement.

Cependant cette idée qui parait simple repose sur un paradoxe. En effet, le talmud affirme que l’homme ne peut pas connaitre la finalité ultime du monde, « tous les prophètes n’ont pu entrevoir que les jours de la venue du messie, mais l’aboutissement du monde personne n’a pu le voir, c’est D uniquement qui le connait » (Le talmud berahot 34). Le sens de la finalité de l’univers échappe à l’homme. Nous ne pouvons pas savoir ce qui va se passer après la venue du messie. Dans ce cas, comment l’homme peut-il s’engager à agir pour faire aboutir une finalité qui lui est complètement inconnue ? Si on ne peut pas comprendre la finalité de l’histoire universelle, si la vision du monde post messianique nous est inaccessible, alors, comment pourrait-on agir intentionnellement en vue de faire advenir l’ère post messianique ? Comment peut-on œuvrer à l’accomplissement d’un but que l’on ne connait pas ?

C’est ce paradoxe que le rabbi de Loubavitch ou le rav Kook n’ont pas su résoudre. Ces penseurs du messianisme ont cru qu’il suffisait de faire advenir dans le présent ce que l’on pouvait imaginer comme étant l’ère messianique, pour que le messie advienne dans la réalité. Ils pensaient qu’ils suffisaient d’avoir un état juif et un roi des juifs pour que la finalité de l’histoire s’accomplisse. (Une certaine lecture de Maimonide peut laisser penser que cela était aussi son avis. Je ne suis pas convaincu par cette lecture mais je ne peux pas en discuter ici).

Je pense, pour ma part, que le sens de l’histoire ne peut pas être appréhendé d’une manière aussi simple. Pour exposer ma théorie je vais m’appuyer sur un exemple. Celui de la chenille qui devient papillon. La chenille est tout à fait heureuse de se trouver libre de ramper sur un arbre, elle peut contempler le soleil et se nourrir. Pourtant, un jour la chenille décide, sans savoir pourquoi, de s’enfermer dans un cocon qu’elle secrète elle-même par sa bouche. Ensuite, la chenille sort du cocon en pouvant voler avec de merveilleuses ailes, elle est devenue un papillon. La chenille est complètement inconsciente de la finalité qui l’attend lorsqu’elle est chenille, pourtant rien ne l’empêche d’une manière consciente de réaliser toutes les étapes qui l’amène à devenir un papillon. 

Ce que l’on voit chez la chenille se retrouve à tous les niveaux du développement de la vie. Lorsque les cellules d’un embryon se développent, elles n’ont pas conscience du corps qu’elles sont en train de créer, elles n’ont aucune conscience de la forme finale qu’elles vont avoir, pourtant, ces cellules se développent intentionnellement. Le développement des cellules n’est pas mécanique, il est orienté vers un aboutissement qu’elles ne peuvent pas comprendre. (À chaque étape du développement du fœtus certaines cellules décident de devenir des bras ou des jambes ou une partie du cerveau, sans qu’aucune logique mécanique et irréversible ne puisse expliquer « ces choix », puisqu’à la base, toutes les cellules sont identiques). La vie exprime le désir de la réalisation d’une finalité que l’on ne connait pas. C’est de cette manière qu’il faut comprendre l’avènement messianique.

De même que la chenille sait ce qu’elle doit faire pour s’accomplir en tant que papillon, sans savoir ce qu’est un papillon, pareillement l’homme peut savoir ce qu’il doit faire pour faire advenir le messie et pour se réaliser pleinement personnellement, même si il ne connait pas qu’elle est le sens de l’histoire universelle ou le sens de son histoire personnelle.

Les similitudes entre la transformation des amibes en cellules vivantes ou le développement d’une chenille ou d’un embryon humain permettent d’isoler un cycle commun. En observant la nature, on ne peut pas définir le sens de la vie, mais on peut reconnaitre le système cyclique qui l’organise. La torah permet de réaliser le sens de la vie et de l’existence, c’est pour cela que son étude et son application sont rythmées par des cycles. Le cycle des fêtes de l’année et celui des parashiot de la semaine, ainsi que le cycle des commandements dépendants du temps. Le dévoilement du mont Sinaï devait avoir un début et une fin, car il devait trouver sa place dans un système cyclique qui le dépassait.

Kant dans la critique de la faculté de juger met en opposition deux types de logiques. D’une part la logique mécanique et d’autre part la logique organique. Lorsque l’on réfléchit sur des machines on peut interpréter leur fonctionnement à travers un système de causalité mécanique. Si la porte de l’ascenseur s’ouvre c’est par ce que l’on a appuyé sur un bouton. On peut décomposer les étapes de la causalité mécanique à l’infini, les enchainements mécaniques sont prévisibles et irréversibles.

Par contre, lorsque l’on réfléchit sur un organisme vivant, la logique mécanique montre ses limites. Elle ne peut pas expliquer la manière dont le vivant choisit de se développer. Le raisonnement automatique ne peut pas élucider pourquoi certaines espèces évoluent d’une manière, alors que d’autres choisissent d’évoluer différemment. Pour comprendre le vivant on est obligé de penser une finalité recherchée par la vie. La logique mécanique ne peut expliquer le vivant qu’après coup.

Un organisme vivant fonctionne et se développe en vue de l’accomplissement d’une finalité inconnue, alors qu’une machine ne fait que réagir a des causes mécaniques.

La torah est appelée « la Tora de la vie ». La torah est un organisme vivant qui permet d’organiser les cycles de l’existence vers l’aboutissement de l’histoire.

Cependant, lorsque l’on étudie spécifiquement un domaine donné de la torah, on ne peut qu’entreprendre une réflexion mécanique sur la structure de ce sujet. L’étude de la torah permet de disséquer et de décomposer les causes automatiques qui organisent les lois prises séparément. Cette étude machinale permet d’extrapoler et de déduire des lois qui ne sont pas explicites à partir des lois explicitées. Il n’en demeure pas moins, que l’étude de la torah est limitée, puisqu’elle ne peut expliquer les lois qu’après coup. Elle peut expliquer pourquoi certaines causes entrainent certaines conséquences, mais elle ne permet pas de comprendre l’essence vitale qui anime la torah. L’essence vivante de la torah ne s’exprime pas à travers l’étude et l’accomplissement d’un commandement donné, l’essence de la torah s’exprime par les ruptures qui séparent et unissent les différentes mitsvoth de la torah. On capture l’essence vitale de la torah lorsque l’on passe du jeune de Yom Kippour à la fête de Soucoth. C’est l’ensemble de la mosaïque des mitsvoth de la torah qui exprime l’essence vivante de la torah. Les ruptures et les hiatus sont nécessaires à l’organisation de cette mosaïque vivante.

Une rupture devait avoir lieu 40 jours après la révélation du Sinaï par ce qu’il fallait séparer la révélation du Sinaï du reste des épisodes de la torah. Il fallait que le don de la torah reste une partie d’une mosaïque plus complexe. Si les juifs avaient eu conscience de cette nécessité, ils auraient pu envisager cette rupture d’une manière constructive. Ils auraient vécu la fin de cette révélation comme le silence qui sépare deux parties d’une symphonie. Comme le disait Sacha Guitry « les silences sont aussi de Mozart ». Mais, puisque les juifs ne pouvaient pas envisager la nécessite de cette rupture, ils ont du la vivre comme un acte destructeur par le brisement des tables.

La seule chose qui nous reste du don de la torah de Chavouot ce sont les tables brisées. Le morcellement des tables montre la nécessité du morcellement de la vie en étapes. Les tables brisées nous apprennent que les silences font partie de la symphonie, et qu’il ne faut pas chercher à grandir de manière mécanique dans une seule direction. L’homme est multiple, la torah à 70 visages, on ne peut pas la comprendre si on s’arrête sur un seul de ces visages.

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