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  • Writer's pictureRav Uriel Aviges

Behar 5771

Parashat Behar ou l'anti Œdipe

1- Introduction : Le récit de la sortie d’Egypte comme l’essence du rapport au père. 

La fête de pessah est vue par la torah comme le moment constitutif du rapport paternel. L’essence du rapport père-fils est associée au récit de la sortie d’Egypte. A quatre reprises la torah répète au père l’ordonnance (la mitsvah) de raconter la sortie d’Egypte à ses enfants. 

Bien que La torah ordonne aussi au père d’enseigner la torah a ses enfants, les sages du talmud expliquent que la mitsvah d’enseigner la torah ne se limite pas à ses enfants propres. En effet en commentant le verset « tu enseignera à tes enfants » le talmud dit « les enfants ce sont les élèves ».

Cette extrapolation du sens du verset par les sages, qui associent les enfants aux élèves, est limitée à la mitsvah de l’enseignement et elle n’est pas étendue à la mitsvah de raconter la sortie d’Egypte. La mitsvah de raconter la sortie d’Egypte reste essentiellement constituante du rapport de paternité à proprement parler.

Pour la torah le père ce n’est pas celui qui donne la loi, ce n’est pas celui enseigne, le père c’est celui qui transmet un récit, c’est celui qui croit en un récit qu’il n’a pas lui-même vécu. 

Cette manière de définir la paternité dans la torah parait étrange. Il y a lieu de s’interroger sur le sens de cette définition du lien paternel comme étant la transmission d’un récit plutôt que la transmission d’un enseignement.

D’autre part, le Sfat Emeth, (un maitre de la hassidouth du 19ème siècle) dit : « la foi dans le récit de la sortie d’Egypte est constitutive de l’identité juive de l’individu. Plus un homme croit au récit de la sortie d’Egypte plus il est essentiellement juif ». Cette idée aussi parait étrange, comment l’identité pourrait se définir par la foi dans un récit ?

Pour comprendre en profondeur l’importance de la foi dans le récit de la sortie d’Egypte, et sa centralité comme définissant identitaire, il faut d’abord s’interroger sur le lien qui existe entre le récit et la mémoire d’une part, et d’autre part, sur le lien entre la mémoire et l’identité. 

2- Mémoire et identité. Le paradoxe de John Locke.

Le logicien John Locke remarque une anomalie logique en ce qui concerne le lien entre l’identité, c'est-à-dire la conscience de soi, et la mémoire. A première vue, un homme s’identifie à sa mémoire plus qu’à toute autre chose. On peut le prouver par le test suivant. Si un chirurgien très doué était capable de greffer le cerveaux d’un individu dans un nouveau corps en gardant toute sa mémoire et toute sa psyché, et si ce même chirurgien donnait à un homme malade le choix entre sauver son cerveaux et sa mémoire uniquement, en les faisant vivre dans un autre corps, ou bien de sauver son corps uniquement, en le faisant habiter par le cerveaux d’un autre. Il est évident que l’homme choisirait de sauver sa psyché et son cerveau plutôt que son corps. Cette expérience théorique montre bien que l’homme s’identifie plus à sa mémoire et sa psyché qu’à son corps. L’identité serait donc premièrement définie par la mémoire et l’expérience passée.

Pourtant, si on analyse « la conscience de soi » à un instant donné, cette conscience est uniquement ressentie par la perception du corps et des sens à cet instant. À un instant présent donné l’homme ne s’identifie qu’à ce qu’il ressent par son corps. L’identité de l’homme au présent n’est pas liée au souvenir ou à l’histoire.

Au contraire, pour se souvenir du passé l’homme a besoin de s’extirper de la conscience de lui-même telle qu’il la vit dans le présent. Le souvenir serait donc contraire à la conscience de soi, dans l’expérience du présent. A un instant donné l’homme a conscience de lui-même par son corps sans avoir aucune conscience de sa mémoire. 

Il y a donc une contradiction entre la conscience de soi telle qu’elle est vécue au présent et la conscience de soi tel qu’elle se vit dans une projection dans le futur.

Pour Locke, ces deux expériences de la conscience de soi semblent contradictoires. Comment comprendre que l’homme puisse s’identifier d’une part à sa mémoire plus qu’à son corps et que d’autre part la conscience de soi « au présent » fasse abstraction totale de la mémoire. 

Pour ma part, je déduis de ce paradoxe que l’identité de l’individu est toujours en constant balancement entre deux niveaux de conscience de soi. L’homme doit réconcilier deux états de conscience opposés, il doit faire coïncider la conscience par la perception du présent avec la conscience d’être comme étant le sujet d’une histoire continue.

Ce qui permet la jonction entre ces deux consciences de soi c’est le récit mémoriel. Le récit c’est l’action qui permet de lier la conscience du présent à une mémoire du passé en constituant l’identité. 

Lorsque l’homme cherche à se souvenir, il crée un récit de son passé. Le récit a une double nécessité au niveau de la construction identitaire.

Premièrement, l’homme n’arrive pas à avoir confiance dans sa perception présente s’il sait que sa perception du passé est laconique et floue. Pour avoir confiance en sa perception présente, pour s’affirmer en tant que « sujet » conscient du présent, l’homme a besoin de fabriquer un récit à partir de ses souvenirs. L’homme a besoin de s’assurer qu’il était capable de percevoir clairement le passé pour penser qu’il perçoit correctement le présent.

Si les souvenirs d’un individu restent des flashs insensés, si les souvenirs ne constituent pas une histoire structurée, alors, c’est la perception du présent qui est remise en cause. Si dans le passé je n’ai pas bien perçu, comment penser qu’à l’instant « T » je suis capable de percevoir ? L’homme construit un récit à partir de ses souvenirs pour justifier sa perception et son identité dans le présent.

Cependant, l’individu sait que le récit mémoriel qu’il fait à partir de ses souvenirs est une histoire tronquée et subjective, presque inventée après coup à partir de flashs et d’événements désordonnés. Mais pourtant, l’homme doit avoir foi dans sa mémoire et dans son récit pour se justifier lui-même en tant qu’être présent ayant une identité propre justifiable par elle-même.

Ce phénomène apparait de manière tout à fait claire lorsqu’un couple a des problèmes et qu’il vient consulter une tierce personne pour les aider. Lorsque l’on écoute séparément les récits des deux protagonistes on a du mal à croire que les deux personne parlent de la même famille tant le récit parait différent. Pourtant il est clair que les deux protagonistes sont honnêtes avec eux-mêmes dans leurs récits respectifs. Le récit mémoriel répond à une nécessité de justification de soi.

Le récit mémoriel répond à une autre nécessité identitaire, c’est qu’il permet à l’homme de s’approprier son identité. Grace à la mémoire l’homme n’est plus tributaire du regard de l’autre pour savoir qui il est. Si l’homme n’avait qu’une identité basée sur sa perception sensible corporelle, alors il serait tributaire du regard des autres pour s’identifier. Un noir saurait qu’il est noir par ce que tout le monde le voit noir. Un séfarade saurait qu’il est séfarade uniquement par ce que tout le monde le voit séfarade etc.

Le fait de s’identifier à une histoire ou à un récit permet à l’homme de se libérer d’une conscience de soi exclusivement attribuée par l’autre. L’homme se libère de l’aliénation du regard de l’autre lorsqu’il croit à son récit lorsqu’il s’identifie à sa mémoire. Lorsque l’homme crée un récit à partir de ses mémoires, lorsqu’il peut communiquer son histoire aux autres d’une manière structurée, alors, il se justifie comme existant objectivement indépendamment du regard des autres.

Le récit permet la jonction entre deux consciences de soi, celle du présent de la perception sensorielle et celle atemporelle du souvenir. Le récit, ou plutôt la foi dans le récit est donc constitutif de l’identité individuel. On comprend donc pourquoi le Sfat Emeth disait que c’est la foi dans le récit de la sortie d’Egypte qui constitue l’essence de la judaïté d’une personne.

3- La foi dans le récit et le lien paternel.

La perception corporelle de soi est perçue par l’individu comme définie par le regard de l’autre. C’est l’autre qui nous voit beau ou moche etc., mais cette identité corporelle est aussi donnée par les parents. L’homme reçoit la couleur de sa peau de ses parents, il reçoit son nom de ses parents, la plus part des choses qui définissent l’identité objective de l’individu sont attribuées par les parents. 

(Cliniquement, il est intéressant de remarquer que les difficultés qu’un individu éprouve dans son rapport à ses parents, s’expriment toujours par un dérèglement dans la manière d’accepter ou de jouir de son corps. Le corps étant toujours perçu comme ce que l’on reçoit des parents)

Donc, par le récit mémoriel personnel l’homme affirme son identité en se libérant non seulement du regard de l’autre mais aussi en se libérant de la dépendance parentale. Si je suis moi par mes souvenirs et par mon histoire, je ne suis plus moi uniquement par ce que je suis le fils de mon père. 

Cependant, le récit mémoriel n’est pas la base d’un rapport antagoniste avec les parents, puisque par le récit mémoriel l’individu se réapproprie son corps et par là même il se réapproprie son héritage parental. Comme nous l’avions vu la mémoire n’est pas une négation de la conscience de soi à l’instant « T » elle est la justification de cette conscience. La mémoire ne nie pas le corps elle le justifie, elle le libère de sa dépendance aux autres.

Le récit mémoriel personnel permet une libération face au lignage parental tout en l’acceptant. 

De plus si le père est défini comme celui qui croit à un récit, et pas comme celui qui donne la loi, automatiquement, le père est perçu comme un autre individu subjectif, qui croit en un récit qu’il n’a pas vraiment vécu, et qui n’est pas l’expression d’une réalité absolue et inaltérable. 

Grace au récit de la sortie d’Egypte le père devient l’expression d’une sensibilité subjective et en croyant au récit de la sortie d’Egypte qu’il n’a pas vraiment vécu, le père apprend par mimétisme au fils à croire à son propre récit mémoriel personnel, même lorsqu’il ne l’a pas vraiment vécu.

C’est le récit de la sortie d’Egypte qui affranchit l’individu de l’autorité des autres et même de l’autorité parentale et ce récit affranchit du même coup le père de son rôle de référant absolu.

(L’esclavage en Egypte est la résultante de la vente de Josef, les frères ne comprenaient pas pourquoi leur père aimait Josef plus que les autres frères, cette incompréhension des frères vient du fait que pour eux le père était un référant absolu et pas simplement un homme subjectif comme tout le monde. Le récit de la sortie d’Egypte corrige cette erreur.)

4- Dit et non-dit dans le récit de la paternité 

Dans la parasha Behar nous lisons les versets suivants « Si ton frère vient à déchoir, si tu vois chanceler sa fortune, soutiens-le, fût-il étranger et nouveau venu, et qu'Il vive avec toi. 36 N'accepte de sa part ni intérêt ni profit, mais crains ton Dieu, et que ton frère vive avec toi. 37 Ne lui donne point ton argent à intérêt, ni tes aliments pour en tirer profit. 38 Je suis l'Éternel votre Dieu, qui vous a fait sortir du pays d'Egypte pour vous donner celui de Canaan, pour devenir votre Dieu. » Ces versets interdisent les prêts à intérêt, mais il est difficile de comprendre pourquoi la torah conclue ces versets en disant « Je suis l'Éternel votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d'Egypte », quel lien y a-t-il entre l’interdit de prêter à intérêt et la sortie d’Egypte ?

Rashi répond à cette question en citant le talmud : « Qui vous ai fait sortir… Et qui ai su déceler la goute de sperme qui a donnée naissance au premier-né de celle qui ne l’a pas fait (Baba Metsiah 61b). Je saurai aussi punir celui qui prête à intérêt à un Israël en prétendant qu’il s’agit de l’argent appartenant à un païen. » 

Le talmud dans Baba Metsiah explique que la torah définie l’essence de la sortie d’Egypte par le fait que D a pu déceler celui qui était le premier né et celui qui ne l’était pas. Seul D était capable de faire cette distinction. Pour le talmud, la torah fait référence à la sortie d’Egypte pour montrer que D a une connaissance intime de l’âme humaine et qu’il sait quels sont les véritables secrets de l’âme. De même D est le seul à savoir qui enfreint les lois de la torah en cachette. 

Le véritable fils c’est celui qui comprend véritablement le tréfonds de l’âme de son père, c’est celui qui sait saisir le non-dit qu’il y a dans le récit de son père. 

Le fait que le talmud parle d’une goute de sperme stérile, qu’il a fallut rejeter implique qu’une partie du message paternel est à rejeter comme un goute non fécondante.

Le récit paternel n’est pas dans ce qui est dit il est dans ce qui n’est pas dit. 

Dans la bible il y a un exemple de filiation réussit, cette filiation n’est pas biologique elle est entièrement spirituelle. C’est la filiation entre le prophète Eliaou et le prophète Elisha. Dans le texte Elisha demande à Eliaou de devenir son fils ainé et de recevoir « le double » de l’héritage spirituel d’Eliaou. 

Eliaou lui répond « tu seras mon héritier si tu es présent lors du départ de mon âme ».

Le rav Chah (Lituanien 20ème siècle) zal avait l’habitude d’expliquer cette réponse d’Eliaou en disant que c’est celui qui sent la partie indéfinissable et unique de l’âme de l’autre, « l’absence de l’âme de l’autre, à ce monde, déjà de son vivant » qui peut être son héritier. 

C’est ce que symbolise le départ d’Eliaou qui ne meurt pas, mais qui monte au ciel tiré par un char enflammé sous le regard d’Elisha. Eliaou n’est pas mort, mais il y avait une partie de son âme à laquelle on n’avait pas accès. Elisha était capable de voir la partie cachée d’Eliaou.

Il est intéressant de remarquer qu’Elisha est ensuite décrit comme l’opposé d’Eliaou. Elisha est chauve alors qu’Eliaou est décrit comme ayant beaucoup de cheveux. Elisha fait tous ses miracles par l’eau et les liquides alors qu’Eliaou utilise le feu, Elisha est toujours compréhensif pour le peuple il essaie de les encourager positivement, alors qu’Eliaou était toujours entrain de faire des remontrances amères aux juifs.

Tout ceci montre que parfois la partie dévoilée d’un individu est l’expression d’une intériorité profonde diamétralement opposée. 

Quand un père dit a son fils « tu seras médecin ! » ou « tu feras l’ENA », il veut souvent lui dire « je veux que tu sois heureux et épanouis dans ta vie et que tu fasses ce qui te rend heureux », mais comme il a peur de ce message, le père dit le contraire.

Rabenou Tsadok Hakoahen de Lublin disait que les enfants sont toujours l’expression du désir intérieur des parents.

En général un père veut que ses enfant réussissent la ou il a échoué lui même, mais dans son récit mémoriel le père n’est pas toujours capable de comprendre consciemment là ou il a lui-même échoué. Dans son récit, le père masque souvent son véritable désir et donc son véritable échec. C’est pour cela que le fils a un travail de purification à fournir pour comprendre quel est le désir réel du père. Quelle est la partie non dite du récit? Eliaou ne pouvait pas se comprendre lui-même, mais Elisha pouvait le comprendre, c’est pour cela qu’il a reçu le double de la force spirituelle d’Eliaou. 

5- L’identité et le don de la torah

Par Le don de la torah D nous donne la capacité de juger du bien et du mal. La torah est comparée pendant la fête de Chavouoth à l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Les pains qui étaient offerts au temple symbolisent l’arbre de la connaissance, cet arbre produisait du blé qui poussait sur l’arbre sous forme de pain selon le talmud (Roch Hashana 15). La connaissance du bien et du mal peut être mortelle, après avoir mangé de l’arbre Adam et Eve ont été condamnés à mort. Si l’homme accepte cette connaissance du bien et du mal comme une vérité absolue, cette connaissance devient une négation de soi-même, une sorte de fascisme.

La reconnaissance en soi d’une identité propre inaltérable transforme l’arbre de la connaissance en arbre de vie. Si Adam est condamné à mort en mangeant l’arbre de la connaissance c’est par ce qu’en le mangeant il cherchait à renier son père.

Si l’homme accepte l’idée qu’il possède une identité propre inaltérable qui n’est pas soumise au jugement du bien et du mal, et que c’est à travers cette identité qu’il va accomplir et étudier la torah, alors la torah devient une source de vie et non plus une source de mort.

A pessah le juif réfléchit sur la nature de son identité profonde et inaltérable à travers laquelle il va accomplir et étudier la torah. Selon la torah c’est en analysant le rapport à son père que l’homme devient capable comprendre sa propre identité, son désir profond et sa nature inaltérable. Car l’homme n’est en fait que l’expression profonde du désir et de l’échec de son père.

 

Complement suite à de nombreuses questions :En ce qui concerne le rapport père fils je ne pense pas que l'incompréhension soit une fatalite. C'est pour cela que la thorah demande au père de raconter et de "raconter le plus possible à son fils", ce qui veut dire que le père et le fils ont un travail à faire, et que le dialogue est en constante evolution. Mais ce qui est sure c'est qu'à la fin il restera une partie non dite, que seul le fils poura deviner ou comprendre.C'est amusant par ce que ceux qui ont critiqué le cours l'on fait sur ce meme point. Ils ont cru que je disais que le rapport père fils est un échec et que le fils doit faire tout le travail de décodage. Dans la mitsvah du récit de la sortie d'Egypte on comprend que le père a sa partie à faire, et que la transmission de l'heritage spirituel demande le travail de celui qui donne et de celui qui recoit.

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