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  • Writer's pictureRav Uriel Aviges

Une journée au vert

Entretien realise par la revue https://www.leclaireur.org


Imaginons un Juif pratiquant qui part de chez lui chaque matin à 7 heures pour se rendre à la synagogue. Avant de quitter son domicile, il descend les poubelles. Ce matin, il est pressé et a oublié de trier ses ordures, action qui favorise le recyclage et qui réduirait son « empreinte écologique ». Il a quelques scrupules car il sait que ce tri évite le gaspillage et contribue à préserver un monde pour lequel il remerciera le Créateur dans ses prières tout à l ’heure. D’un point de vue religieux, trier les ordures a-t-il une certaine valeur ?

Ce qui est en jeu dans le tri sélectif et dans le recyclage, c’est l’interdiction de gâcher. Revenons donc aux sources. La Tora interdit de détruire un arbre fruitier (Deut. 20, 20). Le Talmud élargit cet interdit à toutes sortes de choses. Toutefois, l’interdit est limité aux cas où l’objet est détruit gratuitement. Quand l’homme en tire un bénéfice (détruire un olivier si la vente du bois est plus avantageuse que celle de ses fruits, par exemple), ce n’est pas interdit. Il est par également prohibé de brûler des vêtements ou de casser des objets sans raison. Si le code des lois juives, le Chou’lhan Aroukh, ne consacre étonnamment aucun chapitre spécifique à ce sujet, on le trouve développé chez Maïmonide. Ce dernier semble pourtant se contredire puisque dans son Michné Tora (Lois sur les rois et les guerres, 6) il en fait un interdit rabbinique tandis que dans son Séfer hamitsvot (mitsva négative 57) il le considère comme une prohibition toraïque (y compris pour la destruction d’objets). Ce qui me conduit, pour lever cette contradiction, à distinguer trois niveaux : gâcher quoi que ce soit sans raison est un interdit biblique (très grave), gâcher quelque chose parce qu’on a mal évalué le rapport bénéfice/perte est un interdit rabbinique, détruire quelque chose quand le bénéfice pour l’homme est plus important est tout à fait licite.

Tout cela vous semblera très technique mais j’en reviens à votre question : si la personne a tout son temps, il y a une midat ‘hassidout, une mesure de piété, à trier ses ordures pour en permettre le recyclage (et peut-être même une obligation d’ordre rabbinique). En revanche, si cela occasionne une perte de temps (dans l’exemple que vous me donnez, s’il est en retard pour l’office), il est en droit de ne pas y prêter attention car, je vous l’ai dit, l’interdit de gaspiller n’est pas pensé par rapport à la nature mais par rapport à l’homme et à ses intérêts. 

7h05. Pour se rendre à la synagogue, il a le choix entre prendre sa voiture et rouler à vélo. Cette dernière option est plus économe en énergie et moins polluante. Y a-t-il une forme de piété à opter pour le deux-roues ?

J’en reviens à l’interdit de gaspillage, bal tach’hit. Le Talmud ne le conçoit pas comme une atteinte à la nature mais comme une perte pour l’homme. Or gâcher de l’argent ou polluer son environnement pour son propre bien-être (bal tach’hit dégoufa) est autorisé par le Talmud (traité Chabbat, p.140b). Il est plus confortable de prendre la voiture que de rouler à vélo, même si cela gaspille de l’énergie. Il faudrait, pour vous répondre, prendre en compte d’autres considérations : cette personne a-t-elle besoin de faire de l’exercice physique ? Ou, au contraire, n’y a-t-il pas plus de danger à circuler à vélo qu’en voiture ? Vous le voyez, le droit rabbinique n’envisage le problème que du point de vue du bien-être humain.

Mais, en prenant sa voiture polluante, cet individu ne cause-t-il pas un dommage à son voisinage ? Il nuit à la santé des autres ?

La loi juive concernant les dommages (nézikin) ne reconnaît que des cas de nuisance beaucoup plus directs. Ici, rien n’interdit, du point de vue de la loi juive, de prendre sa voiture et c’est peut-être moins dangereux que le vélo, sauf si l’intention de votre personnage est de faire de l’exercice pour être plus en forme.

8h10. Après l’office, il assiste au cours du rabbin qui porte, ce matin, sur l’interdiction de mélanger les espèces végétales, ce dont parle la paracha de la semaine. Il déduit de cet interdit biblique qu’il faut, par extrapolation, se méfier des OGM et laisser le monde tel que Dieu l’a conçu. Ce faisant, on évitera également une perte de la biodiversité. Que penser du raisonnement de notre personnage fictif ?

La Tora interdit de semer ensemble des graines d’espèces différentes ou de porter un vêtement fait de lin et de laine. Il est également interdit d’atteler ensemble un bœuf et un âne, etc. Certains commentateurs, parmi lesquels le Ramban, y voient une invitation à préserver le monde tel que le Créateur nous l’a confié. Mais il existe un autre courant au sein du judaïsme, notamment incarné par le Maharal de Prague et le Ram’hal, qui considère que l’homme doit au contraire transformer le monde et le parachever. Ces sages proposent d’ailleurs aux interdits que j’ai évoqués des explications sans rapport avec l’idée de ne pas modifier la Création. Le chaatnez (mélange de lin et de laine) serait par exemple une façon de se distinguer des idolâtres dont les prêtres portaient jadis des vêtements faits de chaatnez. On explique aussi le fait de ne pas atteler ensemble d’animaux d’espèces différentes par la volonté de ne pas imposer un même effort à des bêtes de corpulence différente. S’opposent donc deux visions au sein de la tradition : ceux qui considèrent qu’il faut maintenir le monde en l’état et ceux qui pensent qu’il faut le modifier. D’un point de vue pratique, en tout cas, aucun décisionnaire n’interdit la fabrication ou la consommation d’OGM. 

11h. Au travail, durant la pause, une discussion enflammée entre collègues porte sur le réchauffement climatique. Homme de foi, notre personnage se dit que, quoi qu’il advienne, « Dieu y pourvoira » et que, béezrat Hachem, tout ira bien. Le judaïsme a-t-il son mot à dire à ce propos ?

Chacun doit prendre soin de lui-même sans s’en remettre passivement à la Providence. Mais, du point de vue de la tradition juive, c’est faire preuve d’un manque de foi que de se soucier des générations futures. Le Talmud (Guitin, p.47a) raconte que le célèbre rabbin Rech Lakich s’était évertué à consommer tous ses biens sans rien laisser à ses descendants. Cela va vous surprendre mais il n’y a pas du tout d’obligation de se soucier du devenir des générations futures. Dans L’Ecclésiaste (1,4), le roi Salomon écrit : « Une génération vient, une autre s’en va, et le monde subsiste. »  Commentant ce verset dans son livre Émounot védéot (exposé 10), rav Saadia Gaon écrit qu’on ne doit pas se soucier du bien-être des générations futures. À chaque génération suffit sa peine. C’est complètement à l’opposé des conceptions contemporaines.

12h30. C’est la pause déjeuner et notre personnage a aujourd’hui suffisamment de temps pour faire les courses et rentrer cuisiner. Dans le supermarché, il hésite entre des fruits et légumes bio, plus chers mais qui n’ont pas nécessité d’utilisation de pesticides, et des produits « classiques ».  Est-ce une forme de midat ‘hassidout (piété qui va au-delà de la règle stricte) que de manger bio pour préserver le monde ou bien notre personnage devra-t-il, à Kippour, demander pardon pour avoir, comme dit la liturgie séfarade, « autorisé ce que Dieu a interdit et interdit ce que Dieu a autorisé » ?

Deux motivations peuvent nous pousser à manger bio. La préservation de l’environnement et la qualité sanitaire des aliments bio. Le premier aspect nous renvoie à ce que j’ai déjà dit à propos du bal tach’hit : on n’a pas à préserver l’environnement si cela occasionne un coût supplémentaire pour l’individu. C’est donc une question économique : si c’est plus cher, cela ne se justifie pas.

Quant à la santé, vous savez que la Tora nous demande d’y faire très attention. Mais comment savoir ce qui est bon ou néfaste ? Du point de vue de la halakha, le critère est étonnant : c’est celui des standards du moment. Il est interdit d’agir d’une façon communément considérée comme dangereuse. Le Talmud raconte que certains sages avaient très peur, à titre personnel, de fréquenter les bains publics. Mais ils le faisaient tout de même sans transgresser l’interdiction de se mettre en danger car, globalement, un tel acte n’était pas considéré comme risqué pour la santé. Les consciences évolueront peut-être quant au risque sanitaire d’une consommation non bio, mais, pour le moment, ce n’est pas un standard de santé. Pas d’obligation de manger bio, donc, et, au contraire, si c’est plus cher, on risque de transgresser l’interdiction rabbinique de gaspillage à cause de la perte financière occasionnée. 

Il serait tentant de vouloir imaginer de nouveaux interdits religieux qui tiennent compte de l’environnement. Je vous rappelle toutefois que la Tora interdit de rajouter des commandements aux 613 déjà existants.

18h. C’est l’anniversaire de son fils de 6 ans et notre personnage envisage, avant de rentrer, de passer acheter le poisson rouge dont rêve son enfant. Mais ce bon père de famille hésite toutefois : n’est-il pas immoral d’enfermer un poisson dans un petit aquarium ? La Tora n’est-elle pas sensible à la souffrance animale ?

La Tora nous demande d’aider autrui à décharger son âne (Exode 23, 5), pour limiter la souffrance de l’animal une fois sa tâche accomplie. Mais le fait de l’avoir chargé était licite puisque l’animal est au service de l’homme tant qu’on ne le fait pas souffrir inutilement ou de façon abusive. Je signale au passage que, de la même façon qu’il n’y a pas de chapitre consacré à l’interdit de gaspiller dans le Choul’han Aroukh, il n’y a pas non plus de chapitre spécifique consacré à l’interdit de faire souffrir les animaux (tsaar baalé ‘haïm). Le point commun, par ailleurs, de ces deux interdits, c’est qu’ils sont toujours liés aux intérêts humains. Si une souffrance limitée de l’animal constitue un intérêt pour l’homme, la halakha l’autorise. Le Téroumat hadéchen (cité par le Rama) autorise par exemple le fait de plumer les volatiles encore vivants (même si c’est une souffrance pour eux), ce qui est plus facile à faire qu’après l’abattage. Comme c’était l’usage à son époque, ce décisionnaire autorisa le fait de fendre la langue d’un oiseau rare maintenu en cage pour amplifier la beauté de son chant ou de couper la queue d’un chien pour des raisons esthétiques. Quelle est la limite ? Pour le droit juif, ce sont là encore les standards du moment qui font autorité. Ce que les gens ont l’habitude de faire par commodité et par confort est considéré comme un intérêt légitime qui contrebalance l’interdit de faire souffrir un animal. Les rabbins et les gens pieux se sont toujours abstenus de gestes de cruauté envers les animaux, tout en considérant dans bien des cas que leur piété personnelle ne pouvait être érigée en norme halakhique. Il y a une part de subjectivité. Aux États-Unis, rabbi Moché Feinstein avait interdit de consommer du veau considérant que les conditions d’élevage et d’abattage étaient indignes et inacceptables. J’en reviens au poisson rouge : comme c’est une action répandue, elle ne pose aucun problème du point de vue de la halakha.

20h. C’est l’heure du dîner familial, éclairé d’ampoules LED. Bœuf et légumes sont au menu. Indépendamment des questions liées à la souffrance animale, la consommation de viande bovine implique une forte consommation d’énergie. Notre personnage se demande s’il ne devrait pas réduire sa consommation de viande pour des raisons écologiques. Que lui répondre ? La mode est d’ailleurs à la consommation d’insectes. Certains sont-ils casher ?

Le Talmud (Pessa’him, p. 49b) déclare qu’un ignorant (am haarets) n’a pas le droit de consommer de la viande. Car la Tora ne l’autorise qu’à condition de le faire « en conscience » : on ne peut prendre la vie d’un animal que pour la bonne cause, pour être plus en forme dans son étude de la Tora, par exemple. Manger de la viande est autorisé pour qui le mérite. Un tel acte n’est pas anodin. Ce n’est pas la consommation d’énergie qui intéresse la halakha mais la disparition d’une vie animale qui n’est justifiée que par la noblesse de la vie humaine. On a parfaitement le droit de consommer de la viande, mais il faut être à la hauteur de cette autorisation. 

Quant à la deuxième partie de votre question, la Tora autorise explicitement la consommation de certaines sauterelles (Lévitique, 11, 21). Seuls les Juifs d’origine yéménite ont conservé une tradition leur permettant d’identifier les sauterelles en question. Mais nous avons le droit de nous fier à leur tradition et une sommité rabbinique, le rav Kanievsky, en avait autorisé la consommation il y a quelques années, après une invasion de sauterelles en Israël. Mais rien ne nous oblige, pour vous répondre, à renoncer à la viande pour autant.

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