Propos recueillis par Alexandre Nemni pour https://www.leclaireur.org
Rav Aviges, d’où vient l’autorité d’un rabbin ou d’un décisionnaire (possek) ?
L’autorité d’un rabbin lui vient en général d’une institution, quelle qu’elle soit. La rabbanout (rabbinat) en Israël ou le « OU » aux États-Unis sont des organisations qui reconnaissent certains rabbins et leur donnent ainsi le pouvoir de légiférer dans le cadre de leur institution. Cette manière de trancher la halakha existe depuis l’époque du Talmud où c’était le roch galouta, « l’exilarque », qui nommait de manière plus ou moins arbitraire les juges (voir Talmud Kétouvot p.94b, Sanhédrin p.5a et Horayot p.11a). La fonction de roch galouta était transmise de façon héréditaire à des descendants du roi David. Il est intéressant de remarquer que le Talmud (traité Yoma p.26) dit clairement que les descendants de David n’avaient pas la capacité intellectuelle de trancher la halakha[1] : Juda est le législateur mais il n’est pas celui qui a les capacités mentales pour décider et analyser la halakha. Cela peut paraître étrange mais pourtant, depuis la destruction du Temple, la halakha n’est pas fondée sur la vérité absolue ou transcendante de la loi juive mais plutôt sur l’autorité politique d’un pouvoir central. On retrouve cela avec rabbi Yéhouda Hanassi, qui fixe la halakha dans la Michna parce qu’il est un descendant du roi David. Cette idée est présente dans la Bible où c’est Juda qui est envoyé par son père Jacob à Goshen pour trancher la loi : « Jacob avait envoyé Juda en avant, vers Joseph, pour qu'il lui préparât l'entrée (léhorot) de Goshen » (Genèse 46,28). Et Rachi d’expliquer en citant le Midrash que Juda devait lui préparer un centre d’étude d’où sortirait l’enseignement de halakha (le verbe léhorot étant interprété dans le sens de « donner un enseignement »). Jacob lui-même, lorsqu’il bénit ses enfants, reconnaît que ceux qui peuvent décider en matière de halakha parmi eux sont Issachar et Lévi. Mais alors pourquoi a-t-il choisi Juda pour diriger l’institution décisionnaire en matière de loi juive ? L’explication est la suivante : puisque la royauté qui revient normalement à Juda a été prise par Joseph en Égypte, alors, nécessairement, la royauté de Juda doit s’exprimer par le pouvoir de trancher la halakha. On retrouve ce phénomène plus tard dans l’histoire lorsque les Hasmonéens (qui sont des prêtres) prennent le pouvoir politique qui revient normalement à la maison de David ; les sages accordent alors en échange le pouvoir de décider de la halakha aux descendants de David, même s’ils ne sont pas vraiment aptes à le faire. Car depuis la destruction du Temple et l’exil, la halakha est devenue une décision politique qui n’exprime plus une vérité transcendante. Cependant, cette orientation politique n’est pas totalement imposée au peuple par une institution. Tout d’abord parce que c’est le peuple qui reconnaît l’institution (le Consistoire, le rabbinat israélien ou le « OU » n’ont de poids que dans la mesure où ils sont reconnus, de même qu’un roi n’a de pouvoir que s’il est reconnu par le peuple, comme l’a bien remarqué le rav Gronstein, rappelant que David perdit son statut de roi lorsque la majorité du peuple suivit Absalom). D’autre part, de grands décisionnaires des générations précédentes n’avaient aucun statut officiel et n’appartenaient à aucune institution. Ils ont pourtant marqué leur temps parce que leurs décisions étaient acceptées par le peuple, malgré une opposition assez forte des milieux rabbiniques institutionnels. Citons par exemple rav Moshé Feinstein (1895-1986) ou le ‘Hazon Ich (rabbi A.Y. Karelits, 1878-1953), qui n’avaient aucune fonction rabbinique à proprement parler et qui furent contestés de leur vivant par beaucoup de rabbins. On peut aussi évoquer le ‘Hafets Haïm (I.M. Hacohen, 1839-1933), qui n’exerçait aucune fonction rabbinique au sens strict et n’a jamais reçu de diplôme de rabbin (smikha) et qui a pourtant marqué l’histoire de la halakha avec son œuvre Michna Broura.
On a parfois l’impression que les grands décisionnaires contemporains et les directeurs des grandes académies talmudiques (yeshivot) exercent une autorité sans partage qui rend leurs élèves hétéronomes. Vous qui connaissez bien cet univers, avez-vous constaté une certaine évolution ?
Les yeshivot d’héritage lithuanien sont très libres. Leurs directeurs exercent très peu de contrôle sur les élèves. À l’époque où j’étais encore un jeune étudiant, et c’est encore le cas dans l’institution dans laquelle j’exerce aujourd’hui, on ne contrôle pas vraiment la participation des élèves, les études ne sont pas sanctionnées par des examens (s’il y en a, ils sont facultatifs et ne sont pas vraiment notés), il n’y a pas de programme d’étude imposé. Si on compare l’éducation dispensée à la yeshiva à celle des universités, le degré de liberté accordé à un élève de 18 ans en yeshiva est comparable à celui que l’on donne à des post-doctorants dans le monde universitaire.
Cependant, depuis que le mouvement de téchouva (retour au judaïsme) s’est intensifié et que les yeshivot sont devenues des centres d’éducation de masse, sous la pression des parents, le contrôle et la discipline se sont intensifiés (mais cela reste très en deçà de la discipline et de l’exigence en vigueur dans le monde universitaire).
On peut cependant parler d’hétéronomie dans le monde des yeshivot, de la même manière qu’on peut en parler à propos des membres d’un kibboutz qui ne peuvent pas vraiment en sortir et s’adapter à l’économie normale parce qu’ils ont grandi dans un monde protégé. La yeshiva est un monde protégé et il est très difficile pour celui qui y a grandi de s’adapter par la suite au monde extérieur. L’hétéronomie n’est pas le fruit, comme c’est le cas dans une secte, de l’autorité exercée par un gourou qui rend les membres de la secte dépendants, mais, au contraire, elle est le fruit de la grande liberté et du manque de contraintes qui existent dans cet univers utopique.
Enfin, il y a des yeshivot qui ne sont en rien affiliées au modèle lithuanien et dans lesquelles le rapport à la discipline est très différent.
D’Abraham brisant les idoles aux rabbins qui interprètent les textes bibliques de façon parfois très audacieuse, on a le sentiment que le judaïsme recèle une certaine forme de rébellion et de résistance face à l’autorité. Dans ce numéro de L’éclaireur, nous nous demandons si les Juifs ne sont toutefois pas devenus plus conservateurs, incarnant de moins en moins cet iconoclasme. Qu’en pensez-vous ?
Je vais peut-être vous choquer, mais si l’on suivait votre logique jusqu’au bout, je dirais que si Abraham vivait aujourd’hui, il construirait des idoles ! En effet, si le judaïsme est une pensée critique qui se définit par l’opposition à une idéologie dominante (comme le disent les sages en interprétant le qualificatif d’hébreu – ivri veut dire « celui qui a traversé » –, donné au patriarche, de la façon suivante : « Tout le monde est d’un côté et lui de l’autre. »), alors, dans le monde contemporain où l’on détruit toutes les valeurs, si on veut « penser contre », il faudrait plutôt en reconstruire.
Plus sérieusement, il y a dans le judaïsme deux rapports distincts à l’autorité ou à la loi.
Il y a d’abord le judaïsme de l’exil qui est effectivement un judaïsme d’opposition. Dans cette optique, le judaïsme a pour rôle de filtrer, d’épurer et de critiquer la culture au sein de laquelle il évolue via l’observance et l’étude de la Tora. C’est ce que le Midrash (Béréchit Raba 71, 5) appelle « la force de la révolution ». Cette force est incarnée, selon nos textes, par la matriarche Léa. En effet, le jour du mariage de sa sœur, Léa se fait passer pour cette dernière pour pouvoir se marier avec Jacob. Léa savait qu’en faisant cela elle serait haïe par Jacob avec lequel elle devrait pourtant passer le reste de sa vie si elle tombait enceinte. De plus, nul doute que toute sa ville, tous ses proches et surtout sa sœur allaient l’insulter. Selon le Midrash, Léa choisit de vivre méprisée par tous car elle savait que c’était uniquement en se révoltant contre le monde qu’elle serait capable d’exprimer le plus profond d’elle-même. Le Midrash explique encore que les enfants de Léa ont en eux cette force révolutionnaire, ils sont naturellement indociles et réfractaires à l’ordre établi. C’est de cette manière que le judaïsme doit évoluer en exil, en s’opposant de manière constructive à la culture ambiante.
En revanche, il y a une autre force dans le judaïsme, c’est la force de la révolte contre soi qui, au contraire, permet l’expression de soi à travers la soumission à la loi. Cette force est symbolisée dans le Midrash par Rachel, qui laisse sa sœur prendre sa place. Joseph, descendant de Rachel, accepte le pouvoir de ses différents maîtres consécutifs. Esther, descendante de Rachel, se marie avec Assuérus sans dire qu’elle est juive.
Pour répondre à votre question, je dirais donc que je suis d’accord avec votre analyse : il est exact que le judaïsme contemporain semble tendre vers une sorte de consensus mou. En France, par exemple, il n’y a plus vraiment de fracture idéologique entre les intellectuels juifs ou dans les discours des différents rabbins. En Israël, on retrouve le même genre de consensus entre les religieux et les laïques. Ceci est dû au fait que le judaïsme est aujourd’hui implicitement associé à l’État d’Israël, il ne peut donc plus être une pensée critique sans impact géopolitique. L’idéologie juive est aujourd’hui le cocon à l’intérieur duquel est en train de se former l’embryon d’une nation.
Selon la tradition, Ésaü, le fils d’Isaac considéré comme l’incarnation du mal, est pourtant décrit comme faisant montre d’un respect sans limite pour son père. Il honore son père, mais les rabbins sont très critiques à son égard. Comment comprendre ce paradoxe ?
Ésaü personnifie dans la Bible le rapport de l’homme de pouvoir à l’autorité. En fait, il aime l’autorité pour une mauvaise raison : ce qu’il cherche en elle c’est un moyen de prendre le pouvoir. Il pense aimer son père, mais il aime simplement l’autorité que son père représente. C’est pour cette raison que le verset dit qu’au fond de lui Ésaü souhaite la mort de son père. Il honore son père pour pouvoir, un jour, prendre sa place.
Selon moi, Freud fait erreur en considérant que le rapport d’Ésaü à son père représente le rapport naturel de l’homme avec la loi et l’autorité. Pour Freud, la loi est une violence imposée de l’extérieur par le père ou par la société, l’enfant ne peut accepter cette loi que parce qu’il pense un jour pouvoir prendre la place de son père : c’est le complexe d’Œdipe. Il y aurait d’abord la conscience d’un désir qui est ensuite frustré par la loi. Dans un premier temps, l’enfant est séparé du sein de sa mère alors qu’il désire ce sein. La conscience de l’homme est donc placée de facto comme antinomique à la loi, la loi est une frustration et une violence qui s’exercent contre le moi. Cette violence peut être dans un deuxième temps sublimée, mais c’est une violence malgré tout qui s’exerce contre l’individu. Or, qui dit violence dit relation de pouvoir.
La Tora propose une autre conception de l’autorité. Pour critiquer Freud, je m’inspire (très partiellement) de la lecture que fait Rousseau de la Tora. Pour Rousseau, le judaïsme c’est le peuple qui idolâtre sa loi, qui aime sa loi plus que lui-même. Cet amour de la loi n’est possible que si cette loi n’est pas une violence exercée contre le moi, mais bien au contraire la manière d’exprimer ce moi. Comment une telle pensée peut-elle être envisageable ? Freud s’est trompé en pensant que le nourrisson ressent la violence de la loi lorsqu’il est séparé du sein de sa mère. Le nourrisson ressent la violence de la loi lorsqu’il sent la douleur de sa mère qui doit se séparer de lui. C’est ce que rabbi Akiba dit à rabbi Shimon bar Yo’haï de manière très énigmatique : « Si tu veux comprendre la Tora, il faut que tu saches que bien plus que l’enfant veut téter, la mère veut donner le sein » (Péssa’him, p.112b). Ce n’est donc pas en subissant sa propre douleur que l’enfant expérimente la force de la loi, c’est en ressentant la douleur de sa mère. Or, selon le Zohar, si la mère subit cette douleur en montrant qu’elle la subit par amour pour l’enfant pour lui laisser la liberté d’exister – c’est le concept du tsimtsoum, la contraction divine permettant de faire de la place à la Création, (Zohar ‘hadash vol. 1 Béréchit 22a) –, alors l’enfant aura un rapport positif à la loi car il comprendra qu’elle lui a été donnée pour qu’il puisse exister. Dieu s’impose la loi du tsimstsoum pour laisser l’homme exister. La mère s’impose la loi du tsimtsoum par amour, pour laisser son enfant exister. Jacob est aimé par sa mère et c’est pour cela qu’il a un rapport sain à la loi et à l’autorité. Ésaü, qui est aimé par son père, a un mauvais rapport à l’autorité. Jacob aime la loi et il se réalise par elle parce qu’il a vu sa mère s’imposer la loi par amour, il sera un homme de bien. Ésaü n’a pas ressenti cet amour, c’est pour cela qu’il devient un homme de pouvoir. La violence grandissante qui existe dans la société est le fruit de la détérioration du rapport maternel. C’est difficile à dire, mais aujourd’hui la plupart des mères sont incapables d’aimer leurs enfants, elles condamnent donc la société à la violence et à la haine.
En France, un débat a eu lieu concernant la fessée que les parents donnent à leur enfant. Elle est désormais interdite. Que dit la loi juive des châtiments corporels et, plus généralement, sur quoi se fonde l’autorité parentale ?
Le point de vue de la halakha sur les châtiments corporels est indéfendable dans la société contemporaine. Selon le Talmud (Makot p.8a), il est souhaitable de frapper son fils même si on n’a rien à lui reprocher. Selon le Talmud, plus un père frappe son fils, plus le fils va par la suite aimer son père. En se faisant battre, l’enfant ressent la force de son père et sa capacité à le protéger. C’est un verset biblique explicite (Proverbes 23, 13-14). La Michna va même jusqu’à statuer que si un père tue malencontreusement son fils en le battant, il est exempt de toute punition, puisqu’il accomplissait une mitsva en le faisant[2].
J’ai personnellement connu des enfants « corrigés » par leur père qui sont devenus de grands rabbins ayant beaucoup d’amour et de respect pour leur père. Je pense toutefois qu’il faut avoir un très haut niveau spirituel, qui n’est pas donné à chacun, pour avoir recours aux sanctions physiques. Songeons à ce grand maître qui ne le faisait jamais par énervement ou sous le coup de la fatigue ; c’était tout un cérémonial. Il le faisait toujours au même moment, une fois par semaine, et il faisait sentir à l’enfant qu’il le faisait pour son bien, pour accomplir ce qu’enseigne la Michna. Il disait préalablement : « Je veux que tu comprennes que je ne veux pas te frapper toi, mais que je veux frapper ton mauvais penchant, et si je ne te frappais pas, je ne ferais que m’aimer moi-même, si je te frappe c’est parce que je t’aime plus que je ne m’aime moi-même. »
C’était le monde d’hier.
En ce qui concerne l’autorité parentale, elle ne peut aucunement se justifier par la violence. Ce qui justifie l’autorité des parents, c’est le fait qu’ils s’imposent eux-mêmes la discipline qu’ils attendent de leur enfant.
[1] « Rava a dit : vous ne trouvez pas un érudit de la Tora qui décide l'instruction halakhique à moins qu'il ne vienne de la tribu de Lévi ou de la tribu d'Issachar. L'affirmation concernant la tribu de Lévi est déduite du verset : " Ils enseigneront à Jacob tes ordonnances et à Israël ta loi" (Deutéronome 33,10) ; l'affirmation concernant la tribu d'Issachar est déduite du verset : " Et des enfants d'Issachar, hommes qui comprenaient l'époque, de savoir ce qu'Israël devait faire " (I Chroniques 12,33) ». Le Talmud demande : « On devrait dire que les savants viennent aussi de la tribu de Juda, comme il est écrit : " Juda est mon législateur" (Psaumes 60, 9). Rava répond : s'il est vrai que la tribu de Juda a également un rôle dans l’enseignement de la Tora, dans ma déclaration je ne parlais que de ceux qui peuvent tirer des conclusions et des décisions halakhiques. Bien que Juda produise de grands érudits et des législateurs, les hommes capables de traduire l'analyse abstraite de la Tora en principes juridiques proviennent des deux tribus mentionnées. »
[2] Rav M. Feinstein a cependant expliqué ce texte en précisant qu’il ne concerne que le cas où il s’agit de faire changer l’enfant de comportement et n’est pas effectif s’il s’est toujours bien comporté. Yoré déa tome 1, chapitre 140). Certains décisionnaires pensent que, même si pénalement le père n’est pas coupable s’il bat son fils, civilement il doit quand même lui payer des dommages et intérêts s’il le blesse (Kiryat ‘Hanah 22, Pit’he téchouvha ‘Hoshen mishpat 424,4).
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