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Writer's pictureRav Uriel Aviges

À quelle heure commence le chabbat sur Mars ?

Entretien realise par la revue https://www.leclaireur.org


Rav Aviges, faut-il se méfier des avancées de la technique ?

Les textes de la tradition sont nuancés. Un commentaire de rabbi Haïm Benattar (Or Hahaïm sur le tout début de la Genèse) laisse entendre que les hommes ne font une découverte que lorsqu’ils y sont moralement prêts. Ce maître rappelle qu’Adam n’a découvert le feu qu’au sortir du premier chabbat lorsqu’il avait mûri intellectuellement(le feu étant le seul des quatre éléments fondamentaux à ne pas être mentionnédans la création du monde). Sans doute les Grecs possédaient-ils des potentialités technologiques époustouflantes, mais les machines allégeant le travail de l’homme ne sont apparues que concomitamment à la disparition de l’esclavage. On pourrait dire que c’est le désir d’abolir l’esclavage qui a fait apparaître le progrès technologique. L’histoire montre une corrélation entre le progrès technique et le partage plus équitable des richesses et du travail. La dialectique hégélienne nous enseigne qu’il n’y a pas lieu de se demander si c’est le progrès technique qui a permis le progrès moral, ou bien si c’est au contraire le progrès moral qui a apportéle progrès technique. Il semble plutôt qu’il y ait « un sens de l’histoire » et ceci explique pourquoi certaines découvertes scientifiques apparaissent à une même époque dans l’esprit de différents chercheurs : les progrès se font quand le moment est venu, moment qui correspond à une certaine maturité intellectuelle mais aussi morale. Comme le dit le Midrash, à la fin du chabbat, Dieu a donné à l’homme l’idée de frotter deux silex pour créer la première étincelle.

D’un autre côté, nos sages considèrent que la science et la technique sont potentiellement problématiques. Le Talmud (traité Bérakhot, p.10b) enseigne que le roi Sédécias possédait un livre contenant les remèdes à toutes les maladies. Mais il enterra ce livre de peur que les hommes, devenus tout-puissants, ne cessent de prier. Et les sages saluèrent son geste. (Il est à noter que Maïmonide, contrairement à Rachi, explique que ce livre n’était pas un livre de sciences mais uniquement un ramassis de superstitions.) De même, le Talmud dit que l’on ne doit enseigner « l’œuvre de la Création » (maassé Béréchit) que dans des conditions précises. Selon Maïmonide, dans son Guide des égarés, il s’agit ici des sciences physiques et biologiques qui ne doivent pas être divulguées à tout le monde de peur que certains en fassent un mauvais usage. On trouve une même idée chez le Hazon Ich (ravKarelitz, mort en 1953). Ce dernier rappelle que, selon le midrash, le roi Salomon maîtrisait l’ensemble des sciences (son propre trône constituait un bijou de technologie). Mais ces savoirs, comme ceux maîtrisés par de nombreux sages au fil des siècles, n’ont délibérément pas été transmis de peur de tomber entre de mauvaises mains.

En réalité le progrès technique profite à la société dans son ensemble, il apporte plus de confort et plus d’égalité, mais il appauvrit l’essence de la personne individuelle.

Ceci étant dit, ces questions sont théoriques puisque, avec la démocratisation de l’accès au savoir, la marche vers le progrès semble désormais irréversible. Quand Voltaire reprocha à Rousseau, qui critiquait les sciences et les techniques, de vouloir nous faire retourner à la vie rustique du « bon sauvage », Rousseau répondit que ses critiques de principe ne lui faisaient pas oublier pour autant la marche de l’histoire. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en inquiète, les avancées technologiques sont inévitables. Et je dirais même que si Heidegger s’inquiétait avant-guerre de la perte de sens à laquelle nous conduit une technique livrée à elle-même, les hommes semblent aujourd’hui s’être accommodés de ce chaos où le rêve ultime de chacun consiste à « poster » des photos sur les réseaux sociaux. Contrairement à l’homme du XXe siècle, l’homme moderne n’est plus en quête de sens, l’absurde ne gêneplus, l’humain s’est adapté à la machine, le transhumanisme existe déjà.

Les transhumanistes veulent améliorer l’humanité (puces intégrées, prothèses, modifications génétiques, etc.). N’est-ce pas une forme de rébellion contre le Créateur ?

Tout d’abord, je ne crois pas qu’on puisse vraiment améliorer l’humanité. Si une puce cérébrale me permet d’accéder à tout le Talmud, elle atrophie en même temps ma mémoire naturelle. C’est comme la calculatrice qui nous rend moins bons en calcul mental. Ce que propose la médecine dont vous parlez, ce n’est rien d’autre que de nous adapter à un contexte social qui évolue.

Mais sur le fond, il existe une tradition – notamment explicitée dans le SéferHaïgayon de rabbi Moché Haïm Luzzatto – qui considère que l’homme doit améliorer la nature et poursuivre l’œuvre créatrice. Ceci n’est pas un acte de rébellion, mais constitue au contraire la mission de l’homme. Une certaine lecture du récit de la Genèse pourrait se résumer ainsi : Dieu attend de l’homme qu’il devienne créateur, qu’il s’autocrée, qu’il mange du fruit de la connaissance. Certes, Dieu l’interdit mais c’est parce que cette démarche nécessite que l’homme assume ses choix et accède à la liberté. Il devient un dieu. Et c’est peut-être un cycle éternel… Je vais vous surprendre en vous disant qu’un enseignement des Pirké dérabbi Eliézer laisse entendre que Dieu fut jadis un homme qui mangea du fruit de la connaissance, devint Dieu, créa un homme à son tour et ainsi de suite pour l’éternité…

La médecine fait des progrès fulgurants et certains envisagent la « mort de la mort ». Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ?

Commençons par les faits : on est bien loin d’avoir augmenté la durée moyenne de vie. Aux États-Unis, elle baisse même. Avant la Seconde Guerre, avaient déjà eu lieude tels effets d’annonce à propos d’un allongement phénoménal imminent de la durée de vie. Ce à quoi rabbi Yerouham Leibowitz avait rappelé que rien, en réalité, ne contredirait ce qu’écrivait jadis le roi David : « Le nombre de nos années est de 70 ans, voire 80 » (Psaume 90). On n’est d’ailleurs pas à l’abri de maladies nouvelles ou d’épidémies fulgurantes (peut-être provoquées par la science elle-même) qui feraient baisser l’âge moyen.

Mais admettons que cela change un jour : vous savez que, quand le Talmud (traité Sanhédrin) veut prouver la possibilité de la résurrection des morts, il prend appui sur des phénomènes naturels. Comme s’il ne s’agissait pas d’une croyance miraculeuse mais de la possibilité biologique, un jour, d’accéder à l’immortalité. 

Certains personnages bibliques (Adam ou Mathusalem) ont vécu près de mille ans. Maïmonide attribuait une telle longévité à une hygiène irréprochable ! Bien sûr, cela nous fait rire et Na’hmanide critique sévèrement cette explication qu’il juge naïve (selon lui, depuis le Déluge, l’environnement naturel ne permet plus une telle longévité). Vous voyez que les rabbins n’excluent >span class="s15">pas la possibilité d’une vie humaine bien plus longue, voire éternelle. 

La science rend de plus en plus possible une forme d’eugénisme, par la sélection génétique des caractéristiques de l’enfant à venir. Que dit la halakhaà ce propos ?

Du point de vue de la halakha, on distingue très clairement ce qui se passe avant l’apparition d’un embryon de ce qui se passe après. Avant, l’idée d’un « enfant à la carte » peut poser des questions morales mais n’est pas problématique du point de vue du droit rabbinique. Quand le Talmud (cité par Rachi au début de son commentaire sur Tazria) donne des « recettes » (aujourd’hui validées par la science) pour avoir de préférence un garçon ou une fille (si la relation a lieu avant l’ovulation il y a plus de chances d’avoir une fille alors que si la relation a lieu après l’ovulation il y a plus de chances d’avoir un garçon), il cautionne déjà cette approche.

Après l’apparition de l’embryon, en revanche, c’est un problème. Les interruptions médicales de grossesse réalisées dans les premiers stades du développement embryonnaire constituent un interdit rabbinique. Mais hélas, les équipes médicales donnent souvent aux parents des résultats de tests (présence d’une trisomie, par exemple) qu’ils n’ont pas demandés, ce qui bien sûr oriente leur décision. C’est une hypocrisie de la part de la société de faire porter aux parents le poids d’une responsabilité qu’elle ne veut pas assumer.

L’intelligence artificielle fait peur. On redoute notamment le jour où les machines se mettront à ressentir des émotions, à prendre des décisions de façon autonome, etc. Peut-on imaginer qu’une conscience de soi puisse apparaître indépendamment de l’âme dont on considère qu’elle est le propre de l’homme ?

Je ne vois pas ce qui empêcherait un jour une I.A. d’avoir une conscience. La conscience est liée à l’instinct de survie : il suffirait de la programmer chez un robot pour qu’il devienne doué de conscience. En revanche, celle-ci n’a selon moi aucun rapport avec la conception juive de l’âme qui est toujours liée au corps. De nombreux textes du Talmud relient l’âme au corps biologique (voir traité Chabbat p.153a où l’on explique que le cadavre est doté d’une âme tant qu’il ne s’est pas totalement décomposé, et le traité Nida où l’apparition de l’âme est reliée à la semence d’où naîtra l’individu). L’âme n’existe que s’il y a un corps. C’est pourquoi rav Saadia Gaon s’oppose à l’idée de réincarnation qui supposerait, à un moment, que les âmes existent hors d’un corps. Et si l’on parle, selon lui, d’immortalité de l’âme, c’est parce que nous croyons à une future résurrection des corps (donc des âmes).

Un pasteur américain souhaite que les machines douées d’intelligence puissent recevoir le baptême si elles en expriment le souhait. Peut-on imaginer un robot faisant sa bar-mitsva ou se convertissant au judaïsme ?

Le judaïsme est un ensemble de pratiques que quiconque peut adopter s’il le décide. Un non-juif, et pourquoi pas un robot doté de la capacité d’en décider, peut se tremper au mikvé (bain rituel), faire le vœu de respecter les commandements et mettre les téfilin. La reconnaissance de sa judéité par la communauté (conversion), c’est autre chose. Selon moi, le vrai problème serait l’absence de caractères sexuels,ne permettant pas aux rabbins de considérer un androïde comme juif ou adulte comptant dans un minian.

De la même manière qu’il existe des droits des animaux, certains juristes commencent à réfléchir au futur respect qu’il faudra accorder à des robots humanoïdes. La halakha aura-t-elle des réponses à des questions si inédites ?

Je ne doute pas de la créativité des décisionnaires qui trouveront des réponses inspirées de nos textes le moment venu. À ce stade, je pense que ce que vous évoquez serait surtout à mettre en lien avec l’interdit de gaspillage (bal tach’hit) qui s’appliquerait aussi à des robots qu’on ne pourra pas malmener. Quant à nos devoirsmoraux, nos textes évoquent déjà de tels devoirs même envers des êtres inanimés, comme Moïse refusant, durant les dix plaies, d’abîmer la terre égyptienne pour ne pas se montrer ingrat envers le pays qui le vit grandir.

Pour régler les problèmes de surpopulation à venir, une partie de l’humanité sera sans doute conduite à vivre sur Mars (ou ailleurs). Un Juif pieux pourrait-il faire partie de ces colonies ou la place de l’homme est-elle sur Terre ?

Si Dieu a créé ces planètes, pourquoi ne pas y aller ? Quant aux questions techniques, je vous l’ai dit, les rabbins trouveront dans l’immense littérature traditionnelle de quoi faire face à toutes les interrogations. 

À quelle heure commence le chabbat sur Mars ?

Le Chou’han Aroukh (code de lois) évoque des cas qui pourraient nous servir d’appui pour vous répondre. Comme celui de quelqu’un qui doit embarquer sur un bateau sachant pertinemment qu’il devra transgresser le chabbat durant son voyage (ce qu’il est autorisé à faire s’il embarque avant le mercredi), ou celui d’un homme cheminant dans le désert et qui ne sait plus quel jour on est (il doit alors compter six jours et reciter le kidouch et la havdala le septième, tout en ne travaillant qu’un minimum pendant les sept jours). Mais dans le cas précis du chabbat sur Mars (qui est plus facile à résoudre que celui du chabbat au Japon ou en Australie), je pense qu’il faut se caler sur les horaires du chabbat en Israël (sans tenir compte de la vitesse de la lumière). 

Pour réciter le chéma, on le fera en fonction de son propre rythme car la Tora dit : « À ton lever et à ton coucher ». Il faudra donc adapter les temps prévus par la halakha à ce rythme (pour le chéma du matin, les trois premières heures de la journée en partant du réveil le plus matinal observé chez les habitants, et pour celui de la nuit, tout le temps où la majorité des gens ont l’habitude de dormir).

Restons dans les étoiles pour finir. L’exobiologie nous apprend qu’il n’est pas exclu qu’existent des formes de vie sur d’autres planètes. Nos textes en disent-ils quelque chose ? 

Je ne sais pas. Peut-être ! Il y a une ancienne discussion pour savoir si le jardin d’Éden se situe ou non sur Terre. Pour ceux qui répondent négativement, il faut bien qu’il soit quelque part. Peut-être sur une autre planète. Le Talmud et le Midrash évoquent parfois des lieux qui ne semblent pas se situer sur Terre. On pourrait les imaginer dans d’autres galaxies. 



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